jeudi 8 octobre 2009

Clap de fin

Après réflexion, j'ai décidé de mettre fin à ce blog.

Sept mois d'activité m'ont permis de voir les "pour" et les "contre".

Je trouve la tenue d'un blog stimulante, dans la mesure où la rédaction de billets permet de mettre ses idées par écrit, d'aller au bout de la démarche, de ne pas en rester à des éléments inachevés. Finalement, un blog, c'est un bon carnet de notes. Avec en plus un caractère public, ce qui oblige à un minimum de discipline dans la rédaction des notes.

Si j'arrête néanmoins, c'est que je n'ai pas réussi à intéresser d'autres à participer au projet. Du coup, mon blog avait quelque chose d'onanique, un côté étalage de connaissances, qui ne justifie pas l'investissement en temps et en énergie que le blog nécessite.

Vu le nombre très faible de gens de langue française qui s'intéressent à la théologie et qui prennent la Bible au sérieux, je me demande si cette entreprise n'était pas condamnée à rester très solitaire. Quand on regarde ce à quoi les chrétiens français s'intéressent (par exemple, en regardant quels sites sont les plus populaires sur TopChretien), on se rend compte que ce sont les sites de rencontres et la musique qui se taillent la part du lion.

Merci à tous ceux qui ont suivi ce blog. Bon vent et bon courage !

dimanche 4 octobre 2009

Blanche-Neige en Palestine


Comme il ne neige que rarement dans les pays chauds du Moyen Orient, on pourrait s’attendre à ce que la neige n’apparaisse que peu dans les textes bibliques. Qu’en est-il ?

Il est vrai que le nombre de textes qui évoquent la neige (hébreu : שֶּׁלֶג ; araméen : תְּלַג ; grec : χιων) est assez réduit ; j’en ai recensé 24. Dans 2 Samuel et dans les Chroniques, on nous parle d’un des héros de David, Benaya, fils de Joïada, qui descendit et abattit un lion dans une citerne, un jour de neige (2 Sa 23.20 ; 1 Ch 11.22). Un autre souvenir d’un jour neigeux se trouve dans les Psaumes. On y apprend qu’il neigeait sur le Tsalmôn – une montagne qu’on n’a pas encore identifiée avec certitude – lorsque Dieu y dispersa les rois.

Le livre de Job est le texte qui contient le plus grand nombre de références à la neige. Job évoque les courants d’eau assombris par la fonte des neiges (Jb 6.16), et il mentionne que la sécheresse et la chaleur tarissent les eaux de la neige (Jn 24.19). Il semble avoir connu la neige de près, car il évoque la possibilité de se laver dans la neige (Jb 9.30). Dans son grand discours météorologique, Elihou décrit l’action de Dieu qui dit à la neige : « Tombe sur la terre ! » (Jb 37.6). Dieu lui-même continue dans cette tonalité quand il demande à Job : Es-tu parvenu jusqu’aux réserves de neige ? As-tu vu les réserves de grêle ? (Jb 38.22).

Les psaumes s’intéressent également à l’action de Dieu sur la nature. Le psaume 147 nous dit que Dieu donne la neige comme de la laine, il répand le givre comme de la cendre (Ps 147.16). Le psaume suivant invite les forces de la nature à la louange, y compris feu et grêle, neige et brouillard, et toi, vent de tempête, qui exécutes sa parole … (Ps 148.8)

Les proverbes tirent quelques enseignements pratiques de l’observation de la neige. On y lit notamment : Comme la fraîcheur de la neige au temps de la moisson, tel est un émissaire sûr pour ceux qui l’envoient : il réconforte son maître (Pr 25.13), et : Pas plus que la neige en été, que la pluie pendant la moisson, la gloire ne convient à un homme stupide (Pr 26.1). On y apprend également que la femme de valeur ne craint pas la neige pour sa maison : toute sa maison est vêtue d’écarlate (Pr 31.21).

Chez les prophètes, les références à la neige sont rares. Esaïe écrit : Comme la pluie et la neige descendent du ciel et n’y reviennent pas sans avoir abreuvé la terre, sans l’avoir fécondée et fait germer, sans avoir donné de la semence au semeur et du pain à celui qui a faim. (Es 55.10) Jérémie nous fournit un renseignement intéressant quand il fait allusion à la neige du Liban (Jr 18.14). On peut en effet penser que c’est surtout la région du Golan qui permettait aux Israélites de contempler la blancheur de la neige.

Ce qui m’a le plus surpris dans mes recherches, c’est que la neige, malgré sa rareté dans les contrées bibliques, a durablement marqué la conscience collective, car elle est à la base d’une expression proverbiale que l’on rencontre d’un bout à l’autre de la Bible : « blanc comme la neige ».

Cette expression apparaît déjà dans des textes fort anciens. Dans l’Exode, Dieu accorde à Moïse un signe destiné à confirmer l’origine divine de sa démarche : YHWH lui dit encore : Mets ta main sur ta poitrine, je te prie. Il mit sa main sur sa poitrine; puis il la ressortit : sa main était couverte de « lèpre », elle était blanche comme de la neige (כַּשָּׁלֶג מְצרַעַת ; LXX : ωσει χιων). (Ex 4.6) En traduisant par « blanche comme de la neige », la NBS ajoute au texte. L’expression signifie littéralement « atteint de lèpre comme neige ». La blancheur est implicite.

Idem pour la punition de Miriam dans les Nombres : La nuée se retira d’au-dessus de la tente : Miriam était couverte de « lèpre », elle était blanche comme la neige (כַּשָּׁלֶג מְצרַעַת ; LXX : λεπρωσα ωσει χιων). Aaron se tourna vers Miriam : elle était couverte de « lèpre » ! (Nb 12.10)

L’expression apparaît encore dans 2 R 5.27 où il est dit que Guéhazi, le serviteur d’Elisée était couvert de « lèpre », il était blanc comme la neige (כַּשָּׁלֶג מְצרָע ; LXX : λελεπρωμενος ωσει χιων), en punition de son avidité.

Jusque là, la couleur « neige » est donc associée à la lèpre. Il en est autrement chez Esaïe (1.18 : … Quand vos péchés seraient comme l’écarlate, ils deviendraient blancs comme la neige (יַלְבִּינוּ כַּשָּׁלֶג ; LXX : ως χιονα λευκανω) …)

Il faut aussi citer le psaume 51.9 (… Ote mon péché avec l’hysope, et je serai pur / lave-moi, et je serai plus blanc que la neige (אַלְבִּין וּמִשֶּׁלֶג ; LXX : υπερ χιονα λευκανθησομαι) …). On notera que l’expression a changé ; le verbe לבן (« rendre blanc » ou « devenir blanc ») est utilisé, et l’état spirituel du pécheur n’est pas assimilé à de la neige (comme) mais distingué de celle-ci (plus … que).

La situation est un peu différente pour Lm 4.7 (… ses nazirs étaient plus purs que la neige (מִשֶּׁלֶג ; LXX : υπερ χιονα) / plus blancs que le lait ...) ; le terme traduit par ‘blanc’ (צַח ; LXX : ελαμψαν) se traduit habituellement par ‘clair’ ou ‘éblouissant’.

On trouve l’expression encore chez Daniel 7.9 (… et un vieillard s’assit. Son vêtement était blanc comme la neige (חִוָּר כִּתְלַג ; Rahlfs donne deux variantes pour la LXX : ωσει χιονα et ωσει χιων λευκον) …)

Dans le NT, j’ai trouvé deux versets qui reprennent la comparaison avec la neige ; ce sont d’ailleurs les seules mentions de la neige dans le NT. La première se trouve chez Matthieu. Il y est dit de l’ange du Seigneur qui effraie les soldats gardant la tombe de Jésus : Son aspect était comme l’éclair et son vêtement blanc comme la neige (λευκον ως χιων). (Mt 28.3). Et dans l’Apocalypse, l’image est utilisée pour décrire l’aspect du Christ ressuscité : Sa tête et ses cheveux étaient blancs comme laine blanche, comme neige (λευκον ως χιων). Ses yeux étaient comme un feu flamboyant. (Ap 1.14) On notera d’ailleurs que les auteurs du NT ne semblent pas citer explicitement la Septante.

On constate donc que la comparaison « (blanc) comme neige » se trouve dans l’ensemble du Canon : dans la Loi, chez les prophètes, dans les écrits, dans les Evangiles et jusque dans l’Apocalypse. Vu le climat habituel de la Palestine, le fait que l'on trouve cette expression dans la bouche des auteurs bibliques à travers les siècles, ne me semble pas couler de source.

vendredi 2 octobre 2009

Couleurs bibliques : blanc


Il n’y a pas longtemps, je me suis rendu compte que la Bible évoque assez peu les couleurs. Je me suis donc intéressé aux textes « colorés », à commencer par ceux qui mentionnent une couleur des plus lumineuses : le blanc (לָבָן ; λευκός).

Première surprise : parmi les rares versets qui évoquent cette couleur dans nos Bibles françaises (entre 60 et 70, selon les traductions), bon nombre ne comportent pas l’adjectif ‘blanc’ lorsqu’on considère les textes originaux, mais plutôt un terme technique : quand il est question de pain blanc (Gn 40.16), d’ânesses blanches (Jg 5.10), de marbre blanc (1 Ch 29.2 ; Ct 5.15), de blanc d’œuf (Jb 6.6), de peau blanche (Ct 5.10), de blancs rayons de lumière (Es 18.4) etc., il n’y a aucune trace de l’adjectif ‘blanc’ dans le texte hébreu. En ce qui concerne la laine blanche d’Ez 27.18, il s’agit d’une traduction très spéculative. Mais l’exemple le plus frappant, ce sont les cheveux blancs qui évoquent si souvent la vieillesse – en hébreu, il s’agit d’un terme technique (שֵׂיבָה) qui n’a rien à voir avec la couleur blanche, mais qui a trait au fait d’être grisonnant. (En revanche, dans le NT (Mt 5.36 ; Ap 1.14) l’adjectif ‘blanc’ est bel et bien utilisé pour les cheveux, mais a priori ce ne sont pas des textes faisant référence à la vieillesse.)

Parmi les textes où l’adjectif apparaît bel et bien dans les textes originaux, il y a un certain nombre qui évoquent cette couleur simplement parce qu’ils décrivent quelque chose de blanc ou de très lumineux. Ainsi, il est question de chèvres blanches (Gn 30.35), de branches ayant une partie blanche (Gn 30.37), de dents blanches (Gn 49.12), de la manne (Ex 16.31) et encore de champs blancs (Jn 4.35).

En ce qui concerne l’AT, le terme לָבָן est le plus souvent utilisé dans le contexte de la « lèpre » : dans le chapitre 13 du Lévitique, l’adjectif est utilisé en rapport avec les manifestations de cette catégorie de pathologies pas moins de 21 fois en 16 versets. Dans ce contexte, la couleur blanche semble donc avoir une connotation d’impureté.

Quelques rares fois, le verbe לבן (« rendre blanc » ou « devenir blanc ») est utilisé. Mise à part une utilisations banale (Jl 1.7), tous ces textes associent blancheur et pureté. Ainsi Ps 51.9 : Ote mon péché avec l’hysope, et je serai pur / lave-moi, et je serai plus blanc que la neige. On peut également citer un texte très connu d’Esaïe : Lavez-vous, purifiez-vous, ôtez de ma vue vos agissements mauvais, cessez de faire du mal. … Quand vos péchés seraient comme l’écarlate, ils deviendraient blancs comme la neige … (Es 1.16,18 ) Voir aussi Dn 11.35 et 1.10. Dans tous ces textes à caractère plutôt prophétique, la blancheur est donc associée à la pureté.

Toujours dans le domaine prophétique, nous croisons, à trois reprises, des chevaux blancs dans les visions de Zacharie (Za 1.8 ; 6.3,6), et de tels chevaux apparaissent également dans les visions de Jean (Ap 6.2 ;19.11,14), sans qu’une interprétation particulière s’impose.

Un autre thème, qui se développe surtout dans le NT, ce sont les vêtements blancs. Le thème pointe son nez chez Qohélet 9.8 : Qu’en tout temps tes vêtements soient blancs, et que l’huile ne manque pas sur ta tête. La couleur semble avoir ici une connotation de fête. Mais c’est surtout dans le NT qu’on parle beaucoup de vêtements blancs. Tantôt, il s’agit de textes qui pourraient être descriptifs, tantôt ce sont des textes à caractère très nettement symbolique. Dans la première catégorie, on trouve : l’apparence des vêtements du Christ lors de la transfiguration (Mt 17.2) ainsi que ceux de plusieurs anges (Mt 28.3 ; Mc 16.5 ; Jn 20.12 ; Ac 1.10). Ces êtres appartenant à la sphère céleste dégagent une lumière intense ; l’idée de pureté n’est peut-être pas absente, car tous ces personnages sont exempts de péché. Mais les vêtements blancs apparaissent aussi dans des contextes clairement symboliques. Aux fidèles de Sardes qui ne se sont pas rendu impurs, le Christ promet des vêtements blancs (Ap 3.4s), et aux membres de l’Eglise de Laodicée, il conseille de se procurer de tels vêtements, également dans un contexte lié à la pureté (Ap 3.18). Les vingt-quatre anciens devant le trône sont habillés de vêtements blancs (Ap 4.4), tout comme les martyrs (Ap 6.11) et la foule des rachetés (Ap 7.9,13). Il semble difficile d’échapper à la conclusion que cette blancheur est associée à la pureté.

Il n’est pas impossible que cette même association opère dans l’image du grand trône blanc (Ap 20.11) et de la nuée blanche sur laquelle se trouve le Fils de l’homme (Ap 14.14), à moins qu’il s’agisse de simples références à leur appartenance à la sphère céleste. Le caillou blanc donné au vainqueur (Ap 2.17), en revanche, semble véhiculer d’autres associations.

La couleur blanche a donc la particularité de changer radicalement de valeur symbolique. Dans la Loi, elle est associée à l’impureté cultuelle, par le biais de la lèpre. Dans des textes ultérieurs de l’AT, notamment à caractère prophétique, l’image de la couleur blanche change : la blancheur est associée à la pureté, et c’est cette association qui prévaut aussi dans les textes du NT.

dimanche 27 septembre 2009

Sages-femmes à contre-emploi


Dans mon billet précédent, j’ai survolé les données bibliques quant au métier de la sage-femme. Nous avons vu que les sages-femmes ne sont pas présentes dans la Bible, en dehors des deux premiers livres du Pentateuque.

Pour prolonger cette réflexion, j’ai consulté des écrits « autour de la Bible ». En ce qui concerne les livres intertestamentaires, je n’ai pas trouvé de références aux sages-femmes. En revanche, dans les livres apocryphes chrétiens (utilement rassemblés dans deux tomes de la Pléiade), les sages-femmes sont assez présentes. Pourquoi ?

Leur présence est liée à la grande place que ces auteurs accordent à certains aspects de la nativité sur lesquels les auteurs bibliques passent rapidement ou qu'ils ignorent totalement.

J’ai trouvé deux catégories de textes. Les premiers suggèrent que non seulement la conception mais aussi l’accouchement de Jésus étaient miraculeux. A ce titre, il s’est passé sans la moindre difficulté.

Le fait que Marie ait accouché sans l’aide d’une sage-femme est indirectement affirmé dans l’Ascension d’Isaïe. L’absence de sage-femme sert d’argument aux incrédules pour contester la naissance de Jésus :

Mais une rumeur se répandit à Bethléem au sujet de l’enfant. I1 y en avait qui disaient : « La vierge Marie a enfanté, alors qu’il n’y avait pas deux mois qu’elle était mariée » ; et beaucoup disaient : « Elle n’a pas enfanté, et il n’est pas monté de sage-femme, et nous n’avons pas entendu les cris des douleurs. » Et ils étaient tous aveugles au sujet de l’enfant, et tous, ils ne croyaient pas en lui, et ils ne savaient pas d’où il était. (Asc. Is. 11.12-14 ; traduction par Enrico Norelli)

Un texte curieux se trouve dans les Actes de l’apôtre Pierre et de Simon. L’apôtre Pierre y cite un certain nombre de prophéties au sujet du Christ, dont quelques-unes proviennent des textes canoniques. Ce n’est pas le cas de celle qui évoque une sage-femme :

un autre prophète dit l’honneur fait à sa mère : « Nous n’avons pas entendu ses cris et la sage-femme n’est pas intervenue. » (Ac Pierre 24.5 ; traduction de Gérard Poupon)

Le Protévangile de Jacques contient le passage le plus explicite à cet égard. Ce texte, le plus ancien des « Evangiles de l’enfance de Jésus » a connu une grande diffusion et a durablement marqué la piété de l’Eglise ancienne. Dans le Protévangile, on trouve le passage suivant :

Et [Joseph] trouva là une grotte, y introduisit [Marie], mit près d’elle ses fils et sortit chercher une sage-femme juive dans la région de Bethléem. […] Et je [NB : c’est Joseph qui parle] vis une femme qui descendait de la montagne, et elle me dit : « Homme, où vas-tu ? » Et je dis : « Je cherche une sage-femme juive. » Et en me répondant elle dit : « Es-tu d’Israël ? » Et je lui dis : « Oui. » Elle dit : « Et qui est celle qui va enfanter dans la grotte ? » Et je lui dis: « Celle qui m’est fiancée. » Et elle me dit: « Ce n’est pas ta femme ? » Et je lui dis : « C’est Marie, celle qui a été élevée dans le Temple du Seigneur. J’ai été désigné par le sort pour la recevoir comme femme ; elle n’est pourtant pas ma femme, mais elle a un fruit conçu de l’Esprit Saint. » Et la sage-femme dit : « Cela est-il vrai ? » Et Joseph dit : « Viens voir. »`

Et elle partit avec lui et ils se tinrent à l’endroit de la grotte. Et une nuée lumineuse couvrait la grotte. Et la sage-femme dit : « Mon âme a été exaltée aujourd’hui, parce que aujourd’hui mes yeux ont vu des choses extraordinaires : le salut est né pour Israël. » Et aussitôt la nuée se retira de la grotte et une grande lumière apparut dans la grotte, au point que les yeux ne pouvaient la supporter. Et, peu à peu, cette lumière se retirait jusqu’à ce qu’apparût un nouveau-né ; et il vint prendre le sein de sa mère Marie. Et la sage-femme poussa un cri et dit: « Qu’il est grand pour moi, le jour d’aujourd’hui : j’ai vu cette merveille inédite. » Et la sage-femme sortit de la grotte, et Salomé la rencontra. Et elle lui dit : « Salomé, Salomé, j’ai une merveille inédite à te raconter : une vierge a enfanté, ce que pourtant sa nature ne permet pas. » Et Salomé dit : « Aussi vrai que vit le Seigneur mon Dieu, si je n’y mets pas mon doigt et n’examine sa nature, je ne croirai nullement qu’une vierge ait enfanté. » Et la sage-femme entra et dit : « Marie, dispose-toi ; car ce n’est pas un petit débat qui se présente à ton sujet ». Et Marie, ayant entendu cela, se disposa. Et Salomé mit son doigt dans sa nature. Et Salomé poussa un cri et dit: « Malheur à mon iniquité et à mon incrédulité, parce que j’ai tenté le Dieu vivant. Et voici que ma main, dévorée par le feu, se retranche de moi. » Et Salomé fléchit les genoux devant le Maître, disant : « Dieu de mes pères, souviens-toi de moi : je suis de la descendance d’Abraham, d’Isaac et de Jacob. Ne me livre pas en exemple aux fils d’Israël, mais rends-moi aux pauvres. Car tu sais, Maître, que j’ai prodigué les soins en ton nom et que, mon salaire, je le recevais de toi. » Et voici qu’un ange du Seigneur se tint devant elle, lui disant : « Salomé, Salomé, le Maître de toutes choses a exaucé ta prière. Approche ta main de l’enfant et prends-le dans tes bras, et il sera pour toi salut et joie. » Et, pleine de joie, Salomé avança vers l’enfant et le prit dans ses bras, disant : « Je l’adorerai, car c’est lui qui est né roi pour Israël. » Et aussitôt Salomé fut guérie et elle sortit justifiée de la grotte. Et voici qu’une voix dit: « Salomé, Salomé, n’annonce pas les choses extraordinaires que tu as vues jusqu’à ce que l’enfant soit ailé à Jérusalem. » (Protév Jc 18.1-20.4 ; traduction d’Albert Frey)

Ici, Joseph fait appel à une sage-femme, mais assistance de celle-ci s’avère inutile. En effet, la naissance se fait sans intervention humaine. La sage-femme ne s’éclipse pas pour autant ; c’est elle qui entraîne Salomé, une sorte de Thomas au féminin, dans une entreprise périlleuse. Salomé vérifiera la virginité de Marie (post délivrance s’entend !), ce qui faillit lui coûter sa main. Mais finalement, sa prière, appuyée par ses bonnes œuvres, est exaucée, et sa main guérie. Cet événement est repris dans l’Evangile du Pseudo-Matthieu (13.2-5) qui précise le nom de la première femme, Zahel, et identifie Salomé comme étant elle-même une sage-femme.

D’ailleurs, nous retrouvons Salomé dans l’apocryphe Histoire de Joseph le charpentier ; elle y accompagne Joseph, Marie et Jésus dans leur exile égyptien. (8.3)

Le Protévangile de Jacques nous introduit à un deuxième aspect qui est associé aux sages-femmes dans les textes apocryphes : la vérification de la virginité de Marie. Il est vrai que dans le Protévangile, c’est Salomé qui effectue cette mission, alors qu’elle n’est pas formellement identifiée comme sage-femme.

Cette même mission est clairement confiée à des sages-femmes dans un dernier texte apocryphe, Sur le sacerdoce du Christ. Dans ce texte, Marie est interrogée par des prêtres sur la conception et l’enfantement de Jésus, notamment en vue de son inscription comme membre de la lignée de Lévi, qui nécessite la mention de son père. Elle dit être vierge tout en ayant enfanté, puis elle propose de produire en guise de témoignage naturel le sceau de [sa] virginité ». Puis le texte poursuit :

… [Marie] s’en tint fermement à ses précédentes affirmations et dit à nouveau : « Comme je l’ai dit, je ne connais pas d’homme. Faites donc ce qui vous semble bon. » Alors, après avoir longuement délibéré, ils firent venir des sages-femmes et firent procéder à un examen complet et à une recherche minutieuse ; ils découvrirent qu’elle était vraiment vierge. (Sac. Chr. 26 ; traduction de Flavio G. Nuvolone)

En résumé, si les textes apocryphes s’intéressent davantage aux sages-femmes, c’est parce qu’ils sont particulièrement fascinés (pour ne pas dire obsédés) par la mise au monde de Jésus et la virginité de Marie. En d’autres termes, les sages-femmes y apparaissent comme à contre-emploi : pour témoigner d’un accouchement qui se fait sans elles et pour mettre en évidence la virginité post-natale de Marie.

vendredi 25 septembre 2009

Métiers bibliques : sage-femme


La sage-femme fait partie des métiers qui apparaissent discrètement dans la Bible. A vrai dire, il n’en est question que dans les deux premiers livres de l’AT. Le mot traduit par sage-femme (מְיַלֶּדֶת) est un participe de la forme verbale signifiant aider à accoucher. La sage-femme est donc littéralement celle qui aide à accoucher.

La première sage-femme qui apparaît dans les textes reste anonyme. Elle aidera Rachel à donner naissance à Benjamin et l’encourage :

Pendant les douleurs de l’accouchement, la sage-femme lui dit : « N’aie pas peur, tu as encore un fils ! » (Gn 35.17)

Cette parole un peu énigmatique semble se fonder sur le fait qu’en lui donnant un deuxième fils, Dieu a exaucé la prière de Rachel (Gn 30.24). Celle-ci ne pourra cependant pas s’en réjouir, car elle meurt des suites de cet accouchement.

Un peu plus loin dans la Genèse, nous rencontrons une autre sage-femme lors de la naissance des jumeaux que Tamar a eus avec son beau-père Juda. On y lit : 

Pendant l’accouchement il y en eut un qui présenta la main; la sage-femme la saisit et y attacha un fil écarlate en disant : « Celui-ci est sorti le premier. » Mais il retira la main, et son frère sortit. Alors la sage-femme dit : « Quelle brèche tu t’es ouverte ! » Et il l’appela du nom de Pérets (« Brèche »). (Gn 38.28s)

Là encore, la sage-femme – anonyme – prononce une parole lourde de sens, et elle se trouve même à l’origine du prénom d’un des enfants.

Le troisième et dernier texte biblique évoquant les sages-femmes est en même temps le plus connu. Il nous raconte l’histoire de deux femmes courageuses, et cette fois-ci nous connaissons même leurs noms. 

Le roi d’Egypte parla aussi aux sages-femmes des Hébreux – l’une se nommait Shiphra et l’autre Poua. Il leur dit : « Quand vous accoucherez les femmes des Hébreux et que vous les verrez sur les sièges, si c’est un garçon, faites-le mourir ; si c’est une fille, qu’elle vive. » Mais les sages-femmes craignirent Dieu ; elles ne firent pas ce que leur avait dit le roi d’Egypte; elles laissèrent vivre les enfants. Le roi d’Egypte appela les sages-femmes et leur dit : « Pourquoi avez-vous agi ainsi ? Pourquoi avez-vous laissé vivre les enfants ? » Les sages-femmes répondirent au pharaon : « C’est que les femmes des Hébreux ne sont pas comme les Egyptiennes ; comme elles sont pleines de vie, elles accouchent avant l’arrivée de la sage-femme. » Dieu fit du bien aux sages-femmes; le peuple se multiplia et devint très fort. Parce que les sages-femmes avaient craint Dieu, il leur donna une famille. (Ex 1:15-21)

Comme le suggère Abraham Ibn Ezra, ces deux femmes admirables sont probablement les surveillantes des sages-femmes des Israélites, car on imagine mal que deux femmes auraient suffi pour s’occuper d’une population aussi importante.

D’ailleurs, le terme traduit ici par sièges (אֲבְנָיִם), littéralement « deux pierres », nous renseigne probablement sur des techniques d’accouchement en usage à l’époque. Il semblerait que les femmes accouchaient appuyées sur des paires de briques.

Curieusement, ce sont les dernières sages-femmes que nous croisons dans la Bible. Il y a toutefois des textes qui nous renseignent sur les tâches qu’elles accomplissaient, comme ce verset chez Ezéchiel : 

A ta naissance, au jour où tu naquis, ton cordon n'a pas été coupé, tu n'as pas été lavée avec de l'eau pour être purifiée, tu n'as pas été frottée avec du sel, tu n'as pas été enveloppée dans des langes. (Ez 16.4)

A cela, il faut peut-être encore ajouter la tâche d’annoncer la naissance (et le sexe de l’enfant) au père, qui semble exclu de l’accouchement (cf. Jr 20.15). Mais en dehors de ces quelques allusions, les sages-femmes restent dans l’ombre. On notera aussi que le Nouveau Testament est totalement silencieux à l’égard de cette profession méritante.

Nous verrons une autre fois que ce silence sera plus que comblé par d’autres auteurs ...

lundi 21 septembre 2009

De toutes les couleurs ...


En travaillant sur les quatre chevaliers de l’Apocalypse (Ap 6.1-8), je me suis rendu compte qu’il y a là une belle occasion de sonder comment une prophétie peut en nourrir une autre.

1 Je regardai quand l’agneau ouvrit l’un des sept sceaux, et j’entendis l’un des quatre êtres vivants dire [avec] comme une voix de tonnerre : « Viens ! » 2 Je regardai et voici : un cheval blanc (λευκός). Celui qui était assis sur lui avait un arc. Une couronne lui fut donnée, et il sortit en vainqueur et pour vaincre.

3 Quand il ouvrit le deuxième sceau, j’entendis le deuxième être vivant dire : « Viens ! » 4 Un autre cheval, rouge comme le feu (πυρρός), sortit. A celui qui était assis sur lui, il lui fut donné d’ôter la paix de la terre, afin qu’ils s’égorgent mutuellement ; et un grand couteau lui fut donné. 

5 Quand il ouvrit le troisième sceau, j’entendis le troisième être vivant dire : « Viens ! » Je regardai, et voici : un cheval noir (μέλας). Celui qui était assis sur lui avait une balance dans sa main. 6 J’entendis comme une voix au milieu des quatre êtres vivants dire : « Une ration de blé pour un denier, et trois rations d’orge pour un denier, mais ne cause pas de dommage à l’huile et au vin ! »

7 Quand il ouvrit le quatrième sceau, j’entendis la voix du quatrième être vivant dire : « Viens ! » 8 Je regardai, et voici : un cheval verdâtre (χλωρός). Celui qui était assis sur lui, son nom [est] la Mort. Le séjour des morts le suivait. Il leur fit donné le pouvoir sur le quart de la terre, [pour] tuer par l’épée, par la famine, par la mort et par les bêtes sauvages de la terre.

Comme cela a été souvent relevé, Jean semble s’inspirer de deux textes de Zacharie que voici : 

Je regardai pendant la nuit, et voici, un homme était monté sur un cheval roux, et se tenait parmi des myrtes dans un lieu ombragé; il y avait derrière lui des chevaux rouges (אֲדֻמִּים ; LXX : πυρροί), roux (שְׂרֻקִּים ; LXX : ψαροι και ποικίλοι, litt. « gris pommelé et tacheté »), et blancs (לְבָנִים ; LXX : λευκοί). Je dis: Qui sont ces chevaux, mon seigneur ? Et l’ange qui parlait avec moi me dit: Je te ferai voir qui sont ces chevaux. L’homme qui se tenait parmi les myrtes prit la parole et dit: Ce sont ceux que l’Éternel a envoyés pour parcourir la terre. Et ils s’adressèrent à l’ange de l’Éternel, qui se tenait parmi les myrtes, et ils dirent: Nous avons parcouru la terre, et voici, toute la terre est en repos et tranquille. (Za 1.8-11)

Zacharie voit un chevalier sur un cheval roux, puis des chevaux au nombre indéterminé. A priori ces chevaux ne sont pas montés. Leurs couleurs ne sont pas les mêmes que celles des chevaliers de Jean, mais on trouve le rouge feu et le blanc. La fonction de ces chevaux est celle d’émissaires de Dieu : ils lui rendent compte de l’état de la terre.

Un deuxième texte de Zacharie est encore plus proche de notre passage de l’Apocalypse : 

Je levai de nouveau les yeux et je regardai, et voici, quatre chars sortaient d’entre deux montagnes; et les montagnes étaient des montagnes d’airain. Au premier char il y avait des chevaux rouges (אֲדֻמִּים ; LXX : πυρροί), au second char des chevaux noirs (שְׁחרִים ; LXX : μέλανες), au troisième char des chevaux blancs (לְבָנִים ; LXX : λευκοί), et au quatrième char des chevaux tachetés, roux (אֲמֻצִּים בְּרֻדִּים , litt. « tachetés couleur pie (ou roux) » ; LXX : ποικίλοι ψαροί, litt. « tachetés gris pommelé »). Je pris la parole et je dis à l’ange qui parlait avec moi: Qu’est-ce, mon seigneur? L’ange me répondit: Ce sont les quatre vents des cieux, qui sortent du lieu où ils se tenaient devant le Seigneur de toute la terre. Les chevaux noirs (שְׁחרִים ; LXX : μέλανες) attelés à l’un des chars se dirigent vers le pays du septentrion, et les blancs (לְבָנִים ; LXX : λευκοί) vont après eux; les tachetés (בְּרֻדִּים ; LXX : ποικίλοι) se dirigent vers le pays du midi. Les roux (אֲמֻצִּים ; LXX : ψαροί) sortent et demandent à aller parcourir la terre. L’ange leur dit: Allez, parcourez la terre! Et ils parcoururent la terre. Il m’appela, et il me dit: Vois, ceux qui se dirigent vers le pays du septentrion font reposer ma colère sur le pays du septentrion. (Za 6.1-8)

On constate d’ailleurs que la couleur n’est pas une constante dans ce passage, car le quatuor rouge/noir/blanc/tacheté-roux de la première partie du texte devient noir/blanc/tacheté/roux dans la deuxième partie.

Si Jean s’est inspiré des chevaux de Zacharie (et c’est l’impression que l’on a) sans toutefois les reprendre intégralement, cela éclaire de manière intéressante le travail derrière la rédaction d’un livre de prophétie.

Mon hypothèse de travail serait la suivante. Jean a vu des choses appartenant au domaine céleste et, par conséquent, difficiles à rapporter. Dans le travail de « traduction », il s’appuie sur le travail de ses prédécesseurs. Les visions de ceux-ci forment un réservoir d’éléments disponibles. Jean puise dans ce réservoir mais ressent la nécessité d’apporter de petites corrections pour mieux rendre ce qu’il a vu. Ainsi, des chars de Zacharie, il n’en reste que les chevaux. Le cheval de la mort, au lieu d’être tacheté, devient verdâtre, peut-être pour mieux évoquer la décomposition des corps. En gardant toutefois une chevauchée proche de Za 6, Jean permet au lecteur attentif de comprendre que l’envoi des quatre chevaliers exprime, comme celui des chars de Zacharie, un jugement de Dieu.

samedi 12 septembre 2009

Quiz biblique pour (fins) connaisseurs

Voici une question pour un champion : Dans quel texte biblique le Messie est-il armé d’un arc ?

Certains penseront à Ap 6.2 (qui a inspiré le tableau ci-dessus), mais, comme Beale et d’autres l’ont démontré, c’est peu vraisemblable que ce chevalier blanc (à la différence de celui de Ap 19.11ss) soit le Christ.

Un meilleur candidat est le Psaume 45. On y lit :

2 Mon cœur frémit d’un message de bonheur.
Je dis : Mes œuvres sont pour un roi !
Que ma langue soit comme le stylet d’un scribe habile !
3 Tu es le plus beau des êtres humains,
la grâce est répandue sur tes lèvres :
c’est pourquoi Dieu t’a béni pour toujours.
4 Mets ton épée à la ceinture, vaillant guerrier,
ton éclat et ta magnificence,
5 oui, ta magnificence ! Elance-toi, monte sur ton char,
pour la cause de la loyauté, de l’humilité et de la justice !
Que ta main droite t’entraîne dans des actions redoutables !
6 Tes flèches sont aiguës :
des peuples tomberont sous toi ;
elles pénétreront dans le coeur des ennemis du roi.
7 Ton trône, ô Dieu, est pour toujours, à jamais;
le sceptre de ton règne est un sceptre de droiture.

Mais, pourrait-on objecter, peut-être le psaume vise-t-il simplement un roi d’Israël ou de Juda ?

Or c’est l’épître aux Hébreux, et plus précisément Hb 1.8, qui apporte la preuve de ce que le Messie est visé :

7 Pour les anges, [Dieu] dit :
Il fait de ses anges des esprits,
de ses serviteurs un feu flamboyant.
8 Mais pour le Fils :
Ton trône, ô Dieu, est établi pour toujours,
le sceptre de ton règne est un sceptre d’équité.

La comparaison de Hb 1.8 et Ps 45.7 ne laisse guère d'autre choix : le psaume nous parle du Christ.

vendredi 11 septembre 2009

Répliques d'un séisme (II)

Dans mon billet précédent, j’ai évoqué le récit que le livre des Jubilés donne du « sacrifice d’Abraham » (עֲקִידָת־יִצְחָק). J’ai trouvé encore un deuxième texte, dans le Livre des Antiquités bibliques dont on pense qu’il a été rédigé en hébreu ou araméen vers le milieu du 1er siècle. Le passage en question rapporte le cantique de Débora, mais dans une version très différente de celle que nous donne le livre des Juges (Jg 5). La voici :

Alors Débora et Barach, fils d’Abino, et tout le peuple, chantèrent d’une seule âme un hymne au Seigneur en ce jour-là, en disant : « Voici que d’en haut le Seigneur nous a montré sa gloire, comme il l’a fait dans les lieux élevés, lorsqu’il fit entendre sa voix pour confondre les langages des hommes. Il a choisi notre nation, il a tiré du feu Abraham, notre père, et l’a choisi parmi tous ses frères ; il l’a gardé du feu et l’a libéré des briques de la tour en construction. Il lui a donné un fils au dernier jour de sa vieillesse et l’a fait sortir d’un sein stérile. Tous les anges ont été jaloux de lui et les gardiens des lieux célestes l’ont envié. Et il advint, tandis qu’ils étaient jaloux de lui, que Dieu lui dit : « Tue le fruit de ton sein pour moi et offre-moi en sacrifice ce qui t’a été donné par moi. » Et Abraham ne refusa pas, mais il partit aussitôt. En partant, il dit à son fils : « Voici que maintenant, mon fils, je vais t’offrir en holocauste et te livrer aux mains de celui qui t’a donné à moi. » Mais le fils dit à son père : « Ecoute-moi, père ! Si un agneau est choisi parmi les brebis pour les offrandes au Seigneur en odeur agréable et si des brebis sont désignées pour l’immolation pour les péchés des hommes, l’homme, au contraire, a été placé pour héritier du monde. Comment peux-tu me dire maintenant : ‘Viens et reçois en héritage la vie tranquille et le temps sans mesure.’ Que serait-il advenu, si je n’étais pas né dans le monde pour être offert en sacrifice à celui qui m’a fait ? Mais mon bonheur sera plus grand que celui de tous les hommes, puisque plus rien n’arrivera de tel. Par moi, les générations seront instruites, en moi les peuples comprendront que le Seigneur a rendu l’âme de l’homme digne d’être sacrifiée. » Lorsque le père eut offert son fils sur l’autel et qu’il lui eut lié les pieds pour le tuer, le Tout-Puissant se hâta d’envoyer d’en haut sa voix en disant : « Ne tue pas ton fils, ne détruis pas le fruit de ton sein. Car maintenant, je me suis manifesté pour que tu sois connu de ceux qui t’ignorent et j’ai fermé la bouche de ceux qui disent toujours du mal contre toi. Et ton souvenir sera en ma présence pour toujours, et ton nom et le nom de celui-ci demeureront pour les générations des générations. » …
(XXXII.1-4 ; traduction de Jean Hadot)

Derrière la jalousie des anges et l’affirmation j’ai fermé la bouche de ceux qui disent toujours du mal contre toi, on devine un résidu de traditions selon lesquelles des forces sataniques (comme le prince Mastéma que nous avons rencontré dans le livre des Jubilés) se trouvent à l’origine de l’épreuve du patriarche. Mais ici l’auteur ne franchit pas le pas d’inventer un « prologue dans le ciel » ; il attribue l’initiative de l’épreuve à Dieu seul. Sur ce point, l’auteur reste fidèle au texte biblique.

En revanche, on sent un éloignement grandissant par rapport au texte biblique en ce qui concerne la personne d’Isaac. Le fils du patriarche, mis au courant de sa prochaine immolation, non seulement l’accepte, mais se lance dans de grandes déclarations enthousiastes. Et ça sonne faux. Par moi, les générations seront instruites, en moi les peuples comprendront que le Seigneur a rendu l’âme de l’homme digne d’être sacrifiée, dit le jeune homme. Là où Jésus a prié Mon Père, si c'est possible, que cette coupe s'éloigne de moi ! (Mt 26.39), l’Isaac des Antiquités fonce avec fierté. On est là à mille lieues de l’attitude biblique face au sacrifice, et plus proche de la mentalité des martyrs d’Al Aqsa.

jeudi 10 septembre 2009

Répliques d'un séisme (I)

Pour prolonger un peu notre réflexion sur le « sacrifice d’Abraham » (le terme technique hébreu est עֲקִידָת־יִצְחָק, le « ligotage d’Isaac »), j’ai cherché des textes dans la littérature inter-testamentaire qui relatent cet événement. J’en ai trouvé deux, dont voici le premier. Il se trouve dans le livre des Jubilés, un texte que Charles date entre 135 et 105 avant Jésus-Christ.

Dans la septième semaine de ce jubilé, la première année, le premier mois, le douzième jour du mois, il y eut dans les cieux des rumeurs au sujet d’Abraham ; [on disait] qu’il était fidèle en tout ce que lui disait le Seigneur, qu’il L’aimait et qu’en toute adversité il était constant. Le prince Mastéma vint déclarer devant Dieu : « Eh bien ! Abraham aime Isaac son fils et le chérit plus que tout. Dis-lui qu’il Te l’offre en holocauste sur l’autel, Tu verras s’il exécute cet ordre et Tu verras s’il est fidèle en toute épreuve que Tu lui présentes. » Le Seigneur savait qu’Abraham avait été fidèle en toutes ses adversités, car Il l’avait mis à l’épreuve au moyen des trésors des rois. Il l’avait encore mis à l’épreuve par l’intermédiaire de sa femme quand elle lui fut enlevée, et par la circoncision. Il l’avait mis à l’épreuve par l’intermédiaire d’Ismaël et de Hagar sa servante, lorsqu’il les renvoya. En toutes ces épreuves, [Abraham] avait été trouvé fidèle. Son esprit n’était ni rebuté ni hésitant à agir : il était fidèle et aimant le Seigneur.

Le Seigneur lui dit : « Abraham, Abraham ! » Il répondit : « Me voici. » [Le Seigneur] lui dit : « Prends ton fils bien-aimé, celui que tu aimes, Isaac. Va dans une haute terre et offre-le sur une des montagnes que Je t’indiquerai. » [Abraham] se leva de bon matin, harnacha son âne, prit avec lui ses deux valets et Isaac son fils et il coupa du bois pour le sacrifice. Il arriva à l’endroit le troisième jour, et il vit l’endroit de loin. Il arriva au bord d’une source et dit à ses serviteurs : « Restez ici avec l’ânesse. L’enfant et moi, nous irons et nous reviendrons auprès de vous après avoir adoré [le Seigneur]. Il prit le bois du sacrifice, en chargea Isaac son fils, il prit dans sa main le feu et le couteau et tous deux ensemble allèrent à cet endroit. Isaac dit à son père : « Père ! », et celui-ci répondit : « Me voici, mon fils. » [Isaac] dit : « Voici le feu, le couteau et le bois, mais où est le mouton pour l’holocauste, père ? » [Abraham] lui répondit : « Le Seigneur pourvoira d’un mouton pour l’holocauste, mon fils. » Il s’avança vers l’endroit [indiqué] de la montagne du Seigneur, construisit un autel, mit le bois sur l’autel, lia Isaac son fils et le plaça au-dessus du bois qui était sur l’autel. Il tendit la main pour prendre le couteau et immoler Isaac son fils. Mais je me dressai devant lui et devant le prince Mastéma, et le Seigneur [me] dit : « Qu’il n’abaisse pas sa main sur l’enfant et ne fasse rien contre lui, car Je sais qu’il craint le Seigneur. » Je l’appelai du ciel et je lui dis : « Abraham, Abraham ! » Il fut troublé et dit : « Me voici. » Je lui dis : « Ne porte pas la main sur l’enfant et ne lui fais rien, car maintenant Je sais que tu crains le Seigneur et tu ne M’as pas refusé ton fils premier-né », et le prince Mastéma fut confondu. […]

(Jubilés XVII.15-XVIII.8 ; traduction d’André Caquot)

Ce qui me semble particulièrement intéressant dans cette reprise, c’est l’introduction d’un « prologue dans le ciel » comme on le connaît du livre de Job. Le prince Mastéma, nom qui signifie « hostilité », n’est personne d’autre que le Satan. Fidèle à son rôle d’accusateur, il suggère à Dieu de demander au patriarche de sacrifier son fils. La suite de l’histoire est assez fidèle au récit biblique dans ses grandes lignes.

L’insertion du « prologue dans le ciel » semble répondre au désir d’éviter la conclusion que Dieu puisse être à l’origine d’un mal. Le récit biblique quant à lui fait remonter l’initiative de l’épreuve à Dieu seul. On peut reprocher à l’auteur des Jubilés d’ajouter au texte biblique, mais il faut reconnaître qu’il met en évidence une véritable tension dans les textes bibliques. Jésus ne nous invite-t-il pas à prier : Ne nous fais pas entrer dans l’épreuve (Mt 6.13), ce qui semble suggérer que le Père puisse nous mettre à l’épreuve (autrement, la prière semble sans objet), alors que Jacques affirme : Que personne, lorsqu'il est mis à l'épreuve, ne dise : « C’est Dieu qui me met à l’épreuve. » Car Dieu ne peut être mis à l’épreuve par le mal, et lui-même ne met personne à l’épreuve. (Jc 1.13) Il y a de quoi creuser, mais ce sera pour une autre fois.

lundi 7 septembre 2009

Vie intérieure d'un homme éprouvé

Dans mon précédent billet, j’ai essayé de souligner à quel point Abraham se distingue de ses contemporains qui pratiquaient les sacrifices humains, même si, pour un observateur extérieur, le « sacrifice » d’Isaac pouvait faire penser le contraire.

Une des particularités du récit de Genèse 22, c’est l’absence totale de références à l’état intérieur dans lequel se trouvait Abraham avant le dénouement heureux de son épreuve. On a du mal à imaginer la tension intérieure et la souffrance que devait subir le patriarche.

Dans mes lectures, je suis tombé sur une contribution d’A. Guigui à un colloque de l’Institutum Iudaicum de l’UCL en 1977. Dans ce texte, l’auteur fournit une traduction en langue française d’une partie du Midrach Tanhuma 22. Je ne résiste pas à la tentation de citer ce passage dans lequel le rédacteur contemple la vie intérieure d’Abraham pendant la préparation du sacrifice.

« Il se leva et il alla. » Le Satan le précéda sur le chemin et lui apparut sous la forme d’un vieillard. Celui-ci demanda : « Où vas-tu ? »

Abraham répondit : « Je vais prier. »

« Si tu vas seulement prier, qu’as-tu besoin de ce feu et de ce couteau que tu emportes ? »

« Peut-être m’attarderai-je un jour ou deux : aussi ai-je emporté ce qu’il faut pour tuer un animal que je pourrai cuire et manger. »

« Je sais que Dieu t’a demandé de prendre ton fils. As-tu perdu la tête ? Tu voudrais tuer ce fils qui t’a été donné alors que tu étais déjà centenaire ! … »

« Oui, puisque c’est Dieu qui me le demande. »

« Et s’il te proposait une épreuve plus grave encore, pourrais-tu la surmonter ? »

« Oui, certes. »

« Peut-être Dieu t’accusera-t-il demain d’être un assassin, puisque tu as tué ton fils ? »

« Soit … »

Quand Satan eut compris qu’il ne pouvait convaincre ni Abraham, ni Isaac par des paroles, il prit la forme d’un grand fleuve sur le parcours. Abraham, sans hésiter, entra dans l’eau. Quand il eut jusqu’au genou, il s’arrêta et demanda à sa troupe de le suivre. Quand ils furent arrivés à la moitié du fleuve et qu’ils eurent à peine pied, Abraham s’arrêta, leva les yeux vers le ciel et pria : « Maître du monde, Tu m’as choisi, Tu T’es révélé à moi, Tu m’as dit … « Sacrifie Isaac ton fils en holocauste ». Sans tarder, je me suis mis en devoir d’accomplir Tes prescriptions. Or voici que les eaux menacent de m’engloutir. Si l’un d’entre nous, Isaac ou moi, se noyait, qui accomplirait ta volonté ? Qui ferait connaître Ton Nom dans l’Univers ? »

Et Dieu répondit : « Par ta vie, c’est par toi que l’unité de Mon Nom se réalisera dans le monde. »

Et aussitôt Dieu assécha le fleuve et ils se tinrent à pieds secs.

Abraham ou l'épreuve ultime

Si l’on me demandait où culmine l’histoire du salut sous l’ancienne alliance, je dirais sans hésitation que c’est dans le récit du sacrifice d’Isaac, qui nous est raconté au chapitre 22 de la Genèse. Il faut aller à Golgotha pour trouver un instant plus dramatique et plus lourd de conséquences.

1 Après cela, Dieu mit Abraham à l’épreuve; il lui dit : « Abraham ! » Il répondit : « Je suis là ! » 2 Dieu dit : « Prends ton fils, je te prie, ton fils unique, celui que tu aimes, Isaac ; va-t’en au pays de Moriya et là, offre-le en holocauste sur l’une des montagnes que je t’indiquerai. » 3 Abraham se leva de bon matin, sella son âne et prit avec lui deux serviteurs et Isaac, son fils. Il fendit du bois pour l’holocauste et se mit en route pour le lieu que Dieu lui avait indiqué. 4 Le troisième jour, Abraham, levant les yeux, vit le lieu de loin. 5 Abraham dit à ses serviteurs : « Vous, restez ici avec l’âne; moi et le garçon, nous irons là-haut pour nous prosterner, puis nous reviendrons vers vous. » 6 Abraham prit le bois pour l’holocauste et le chargea sur Isaac, son fils, et il prit lui-même le feu et le couteau. Puis ils continuèrent à marcher ensemble, tous les deux. 7 Alors Isaac dit à Abraham, son père : « Père ! » Il répondit : « Oui, mon fils ? » Isaac reprit : « Le feu et le bois sont là, mais où est l’animal pour l’holocauste ? » 8 Abraham répondit : « Que Dieu voie lui-même quel animal il aura pour holocauste, mon fils ! » Et ils continuèrent à marcher ensemble, tous les deux. 9 Lorsqu’ils furent arrivés au lieu que Dieu lui avait indiqué, Abraham y bâtit l’autel et disposa le bois. Il ligota Isaac, son fils, et le mit sur l’autel, par-dessus le bois. 10 Puis Abraham tendit la main et prit le couteau pour immoler son fils. 11 Alors le messager de YHWH l’appela depuis le ciel, en disant : « Abraham ! Abraham ! » Il répondit : « Je suis là ! » 12 Il dit : « Ne porte pas la main sur le garçon et ne lui fais rien : je sais maintenant que tu crains Dieu et que tu ne m’as pas refusé ton fils, ton fils unique. » 13 Abraham leva les yeux et vit par-derrière un bélier retenu par les cornes dans un buisson; alors Abraham alla prendre le bélier et l’offrit en holocauste à la place de son fils. (Gn 22.1-13)

Ce récit m’a longtemps tourmenté. Ce qui est perturbant, c’est que finalement, Abraham se comporte de manière assez semblable aux idolâtres qui pratiquaient des sacrifices humains pour plaire à leurs divinités. Or ces pratiques furent condamnées on ne peut plus sévèrement par Dieu. Peut-on louer Abraham et condamner les païens, juste parce qu’Abraham sert « par hasard » le vrai Dieu et que les autres sacrifient à des « néants » ? On ne saurait dédouaner Abraham en se disant que finalement, il n’est pas passé à l’acte, car il y était certainement prêt.

Mais à la réflexion, la démarche d’Abraham est assez différente de celle des païens pratiquant des sacrifices humains. Abraham se distingue des idolâtres en ce qu’il n’accomplit pas son acte pour obtenir quelque chose en échange, tout au contraire : il risque de perdre tout ce qu’il a déjà obtenu – son fils, sa descendance.

Mais avant tout, la différence se situe dans la relation qu’Abraham a avec son Dieu, et en particulier dans la promesse que Dieu avait faite à Abraham. Abraham a tout un vécu avec son Dieu. Le fils qu’il est prêt à sacrifier, c’est le fils de la promesse de Dieu (Gn 17.19). Abraham a cru en cette promesse, et Dieu lui a offert Isaac. La foi du patriarche en a été fortifiée. Abraham croit que la promesse de Dieu tiendra, quoi qu’il arrive. Lorsqu’il reçoit l’ordre déchirant de Dieu, Abraham répond sans hésitation apparente, parce qu’il est convaincu que Dieu fera le nécessaire pour honorer sa promesse. La démarche d’Abraham est une démarche de foi.

L’auteur de l’épître aux Hébreux a parfaitement saisi cela : C’est par la foi qu’Abraham, mis à l’épreuve, a offert Isaac. C’est son fils unique qu’il offrait, lui qui avait accueilli les promesses et à qui il avait été dit : C’est par Isaac que tu auras ce qui sera appelé ta descendance. Il estimait que Dieu avait même le pouvoir de réveiller un mort. C’est pourquoi son fils lui fut rendu : il y a là une parabole. (Hb 11.17-19)

Abraham a pu sacrifier Isaac parce qu’il savait que Dieu honorerait sa promesse, quitte à ressusciter un mort.

lundi 31 août 2009

David et la boule de cristal

On sait que David a beaucoup souffert sous le roi Saül, au point de prendre la fuite et de constituer une bande de desperados. Pendant cette période extrêmement difficile pour le futur roi, il y a un petit épisode intéressant que nous rapporte le premier livre de Samuel :

7 On dit à Saül que David était arrivé à Qéila. Alors Saül dit : « Dieu me l’abandonne, car il est venu s’enfermer dans une ville qui a des portes et des verrous. » 8 Alors Saül battit le rappel de tout le peuple pour la guerre, afin de descendre à Qéila et d’assiéger David et ses hommes. 9 David eut connaissance du mal que Saül tramait contre lui; il dit à Abiathar, le prêtre : « Apporte l’éphod ! »

10 David dit : « YHWH, Dieu d’Israël, moi, ton serviteur, j’ai appris que Saül cherche à venir à Qéila pour détruire la ville à cause de moi. 11 Les autorités de Qéila me livreront-elles à lui ? Saül descendra-t-il, comme je l’ai appris ? YHWH, Dieu d’Israël, je t’en prie, dis-le-moi ! »

YHWH répondit : « Il descendra. »

12 David dit encore : « Les autorités de Qéila me livreront-elles, moi et mes hommes, à Saül ? »

YHWH répondit : « Elles te livreront. »

13 Alors David et ses hommes, environ six cents hommes, quittèrent Qéila et s’en allèrent où ils purent. On dit à Saül que David s’était échappé de Qéila, et il renonça à son expédition.
(1 S 23.7-13)

Bien que j’aie souvent lu ce texte, je n’avais encore jamais vu la difficulté logique qu’il comporte.

David consulte Dieu pour savoir si Saül viendra contre Qéila, la ville où il s’est réfugié. Dieu lui répond que oui, suite à quoi David quitte Qéila. Par conséquent, Saül renonce à son expédition. Stricto sensu, la réponse à David aurait donc dû être « Saül ne descendra pas. » Mais si David avait eu cette réponse, il ne serait pas parti de Qéila, et Saül serait bel et bien venu.

La situation est telle que la réponse de Dieu sera ‘fausse’, qu’elle soit « oui » ou « non ». Dans ce dilemme, Dieu choisit la réponse qui sauve David d’une mort certaine.

Cette histoire illustre bien qu’il serait erroné de voir dans tous les oracles de Dieu l’annonce d’un avenir immuable. Il y a parfois des conditions « cachées », sous-jacentes. David semble avoir compris cela. Ayant reçu comme réponse divine que Saül arriverait et que les responsables de la ville le livreraient, il aurait pu perdre courage. Or il ne s’est pas abandonné au fatalisme, en attendant Saül à Qéila, mais il a aussitôt quitté la ville, comme si Dieu lui avait répondu : « Si tu restes ici, Saül viendra. »

Il y a peut-être là de quoi inspirer notre propre comportement face à certaines prédictions très sombres de l’Ecriture.

dimanche 30 août 2009

Mystérieux mulet

Récemment, en lisant le Psaume 32, je suis tombé sur un passage quelque peu énigmatique.

1 Heureux celui dont la transgression est pardonnée, dont le péché est couvert !
2 Heureux l’homme à qui YHWH ne tient pas compte de la faute,
et dans l’esprit duquel il n’y a pas de tromperie !

3 Tant que je gardais le silence, mes os se consumaient, je gémissais sans cesse ;
4 car jour et nuit ta main pesait sur moi,
ma vigueur s’était changée en sécheresse d’été.
5 Je te fais connaître mon péché : je n’ai pas couvert ma faute ;
J’ai dit : Je reconnaîtrai mes transgressions devant YHWH !
Et toi, tu as pardonné ma faute, mon péché.

6 Qu’ainsi tout fidèle te prie au temps convenable !
Quand de grandes eaux inonderaient tout, elles ne l’atteindraient pas.
7 Tu es pour moi une cachette, tu me préserves de la détresse ; tu m’entoures de cris de délivrance.

8 Je t’instruirai, je t’enseignerai quelle voie tu prendras. Je te conseillerai, en ayant mon œil sur toi.
9 Ne soyez pas comme un cheval ou un mulet sans intelligence [à qui on met] un mors, une bride qui l’orne, pour le freiner
et [pour] ne pas s’approcher de toi.
10 Il y a beaucoup de douleurs pour le méchant; celui qui met sa confiance dans YHWH, sa fidélité l’entoure.
11 Justes, réjouissez-vous dans YHWH, soyez dans l’allégresse ! Poussez des cris de joie, vous tous qui avez le cœur droit !

Le passage qui pose problème, ce sont les versets 8 et 9.

Les versets 1 et 2 livrent une affirmation assez générale. Elle se base sur l’expérience personnelle de David, résumée dans les versets 3 à 5. Aux versets 6 et 7, c’est a priori toujours David qui tire des conclusions de son vécu. Le « toi » du verset 7 semble désigner Dieu.

Il n’en est pas ainsi au verset 8, car on voit mal David proposer de l’instruction à Dieu. Si c’est toujours David qui parle, le « toi » a dû glisser de Dieu à un interlocuteur non désigné de David. Delitzsch pense que David parle maintenant en enseignant. Toutefois, ce glissement me semble assez inhabituel. En revanche, il n’est pas exclu que c’est Dieu qui parle maintenant à David. De telles transitions abruptes ne sont pas rares dans les psaumes, et le verset 8 se comprendrait aisément de cette manière. Mais c’est le verset 9 qui devient alors quelque peu énigmatique. Il s’adresse d’abord à une pluralité de personnes ( … ne soyez pas … : תְּהִיוּ) puis de nouveau « à toi » (אֵלֶיךָ). Si la pluralité de personnes désigne les Israélites, qui est visé par le « toi » ? David ? Mais pourquoi le cheval ou le mulet n’iraient-ils pas vers David ? Ou même vers qui que ce soit ?

Les versets 10 et 11 sont de nouveau très classiques et ne posent pas de problème particulier.

J’ai donc essayé de voir plus clair au sujet des versets 8 et 9, notamment en consultant des commentaires.

Robert Alter signale un cryptic moment in the text, mais il n’élabore pas. Il pense que le psaume pourrait évoquer une situation où le mors est mis à l’animal pour qu’il ne fonce pas dans une foule.

Parmi les exégètes théologiens, presque tous cèdent à la tentation de modifier le texte hébreu, ce qui est un bon indicateur de la difficulté du texte. Peter C. Craigie, par exemple, fait remarquer que deux manuscrits portent en effet le singulier (… ne sois pas … : תְּהִי au lieu de תְּהִיוּ). Hans-Joachim Kraus choisit lui aussi cette option. Mais c’est un peu facile, d’autant plus qu’on voit mal pourquoi un scribe aurait modifié le singulier en pluriel. Une modification en sens inverse est plus facile à comprendre. Gianfranco Ravasi signale d’ailleurs que cette alternation entre singulier et pluriel est très fréquente, entre autres, dans le Deutéronome.

Derek Kidner estime que les versets 8 et 9 sont la réponse de Dieu à David et à travers lui au reste de la communauté ; c’est ainsi qu’il explique l’exhortation au pluriel. Willem Van Gemeren abonde dans ce sens. En ce qui concerne la fin du verset 9, Kidner la trouve elusive. Selon lui, la dernière partie du verset peut se traduire par « sinon (else) il ne s’approchera pas de toi » ou par « pour qu’il ne s’approche pas de toi », mais il juge la première version plus intelligible. Il mentionne une autre possibilité intéressante, à savoir que la fin du verset est la seule relique d’un verset amputé, promettant la protection de difficultés, et qu’elle ne se rattache donc pas vraiment à ce qui la précède. De manière semblable, Hans-Joachim Kraus propose de couper après freiner et de traduire le reste du verset par On ne s’approchera pas de toi (Nicht soll man dir nahen !), ce qui fait écho à l’affirmation Mon œil est sur toi ! du verset 8. Je trouve cette solution assez ingénieuse, mais elle maltraite quelque peu le flux de la pensée du psalmiste.

Castellino a consacré tout un article au seul verset 9 du psaume. Il arrive à la traduction suivante : Ne sois pas comme le cheval et le mulet qui ne veulent rien savoir de mors et bride. Quand on l’approche pour lui mettre le frein, il rue. Toutefois, je me demande si cela ne traduit pas davantage les connaissances hippiques de l’auteur que notre verset.

Fichtre ! Le mystère du mulet reste entier, ou presque. Le message du paragraphe est néanmoins assez clair : Dieu veut que les siens suivent ses instructions de leur plein gré – et qu’ils confessent leur faute quand ils chutent. En faisant la tête de mule, ils invitent la souffrance.

jeudi 27 août 2009

Abraham ou la négociation périlleuse

Au chapitre 18 de la Genèse, nous trouvons un récit très connu, à savoir « l’intercession d’Abraham ». C’est essentiellement un dialogue entre Dieu et Abraham :

YHWH : Les cris contre Sodome et Gomorrhe sont si forts, leur péché si grave, que je vais descendre pour voir s’ils ont agi tout à fait selon les cris qui sont venus jusqu’à moi ; que cela soit ou non, je le saurai.

Abraham : Vas-tu vraiment supprimer le juste avec le méchant ? Peut-être y a-t-il cinquante justes au milieu de la ville : vas-tu vraiment supprimer ? Ne pardonneras-tu pas à ce lieu à cause des cinquante justes qui s’y trouvent ? Jamais tu ne ferais une chose pareille : mettre à mort le juste avec le méchant, de sorte qu’il en serait du juste comme du méchant, jamais ! Le juge de toute la terre n’agirait-il pas selon l’équité ?

YHWH : Si je trouve, à Sodome, cinquante justes au milieu de la ville, à cause d’eux je pardonnerai à ce lieu tout entier.

Abraham : J’ose te parler, Seigneur, alors que je ne suis que poussière et cendre ... peut-être, des cinquante justes, en manquera-t-il cinq : pour cinq, anéantiras-tu toute la ville ?

YHWH : Je ne l’anéantirai pas, si j’en trouve là quarante-cinq.

Abraham : Peut-être s’en trouvera-t- il là quarante.

YHWH : A cause de ces quarante-là, je ne ferai rien.

Abraham : Je t’en prie, Seigneur, ne te fâche pas si je parle encore. Peut-être s’en trouvera-t-il là trente.

YHWH : Je ne ferai rien si j’en trouve là trente.

Abraham : J’ose encore te parler, Seigneur ... peut-être s’en trouvera-t- il là vingt.

YHWH : A cause de ces vingt-là, je n’anéantirai pas.

Abraham : Je t’en prie, Seigneur, ne te fâche pas si je parle encore une fois : peut-être s’en trouvera-t-il dix.

YHWH : A cause de ces dix-là, je n’anéantirai pas.

Lorsqu’il eut achevé de parler à Abraham, YHWH s’en alla, et Abraham retourna chez lui.
(Gn 18.20-33)

Ayant lu pas mal de travaux sur le sujet, je reste quelque peu perplexe. Beaucoup d’auteurs présentent cette discussion entre Abraham et son Dieu comme un exemple d’intercession à imiter. D’autres tirent plutôt une critique du patriarche de ce texte. Qu’en est-il vraiment ?

Initialement, j’ai eu du mal à y voir un exemple d’intercession réussie, ne serait-ce que parce que Abraham ne semble pas obtenir ce qu’il demande. Quoique … Mais commençons peut-être par là : Que demande le patriarche ?

Vas-tu vraiment supprimer le juste avec le méchant ? Le problème que soulève Abraham, c’est que la punition de Dieu risque de frapper le juste comme le méchant. Le patriarche axe son intervention sur ce constat, et sur l’impossibilité que le juste juge qu’est Dieu puisse admettre cela.

Abraham est là sur la corde raide, car en demandant que Dieu gracie toute la ville à cause de cinquante, voire dix justes, il propose une autre forme d’injustice. Si Dieu est le juste juge, peut-il agir ainsi ? Mais Abraham connaît Dieu et sait que Dieu n’est pas détaché du bien et du mal. Dieu approuve le bien et haït le mal. Et il a une relation particulière avec le juste, qui lui renvoie quelque chose de son propre être. Il n’est donc pas aberrant de penser que la mort injustifiable du juste lui soit moins supportable que la survie injustifiable du méchant.

Il me semble qu’en définitive, deux lectures sont possibles. Ou bien on retient qu’Abraham lutte pour la vie de Sodome, et qu'il utilise la présence hypothétique de justes comme argument. La plupart des commentateurs choisissent cette option, sans même se poser la question. Ou bien Abraham n’est pas tellement intéressé par Sodome mais s’inquiète surtout du sort des justes. Le texte en soi favorise plutôt cette lecture, me semble-t-il.

Si Abraham demande la grâce de Sodome, il a raté son objectif. Sodome sera bel et bien détruite. Certains esprits chagrins chargent Abraham de ne pas être allé au bout de sa démarche en baissant le nombre à un seul juste, en quel cas la présence de Loth aurait peut-être suffi pour sauver sa ville. Je dois dire que je n’aime pas cette tendance de juger les personnages bibliques là où l’Ecriture ne le fait pas. En tout cas, le texte ne suggère rien de tel. Abraham sait, pour des raisons peu claires, que sa démarche est arrivée à son terme. … je parle encore une fois … dit-il avant d’avancer sa requête ultime. Et de toute façon, la fin du récit suggère que Dieu lui-même a mis un terme à leur entretien. Il n’y a pas là de quoi inculper Abraham.

Il n’en demeure pas moins que Sodome ne sera pas sauvée. Il ne s’est pas trouvé dix justes. Ce qui prouve d’ailleurs que les enfants en bas âge, entre autres, ne sont pas des justes au sens que Abraham et Dieu donnent au mot dans leur échange, car il devait y avoir un assez grand nombre dans la ville. Il y aurait là encore des questions intéressantes à traiter …

La destruction de Sodome est-elle un échec d’Abraham ? Oui, si sa prière cherchait à sauver la ville. Non, si sa prière cherchait à obtenir de Dieu que les justes aient la vie sauve. En effet, Dieu va faire le nécessaire pour que Loth et sa famille puissent échapper au cataclysme, d’une manière qu’Abraham n’avait même pas envisagée.

samedi 15 août 2009

La pomme dans la Bible

Dans un récent billet, je me suis penché sur le fruit consommé par Eve et par Adam malgré l’interdiction formelle de Dieu. Nous avons vu que, contrairement à l’imagerie populaire, les textes ne suggèrent pas qu’il s’agissait d’une pomme, et que bien d’autres fruits ont été proposés.

En travaillant sur cette question, je me suis penché sur les textes bibliques évoquant la pomme (תַּפּוּחַ ; cf. l’arabe تُفَّاح). A vrai dire, il n’y en a pas beaucoup et les rares textes se trouvent presque tous dans les « écrits » (כְּתוּבִים). Le NT ne mentionne jamais les pommes.

Il convient d’ailleurs de signaler une difficulté : on n’est pas certain de l’identification de תַּפּוּחַ. Il se peut que la pomme n’était pas encore connue en Israël aux temps bibliques et que le terme désigne un autre fruit. Plusieurs auteurs pensent que תַּפּוּחַ pourrait désigner le coing ou l’abricot. Il faut aussi savoir que le mot תַּפּוּחַ désigne à la fois le fruit et l’arbre qui le porte.

Le seul texte dans les prophètes mentionne justement le pommier, dans une énumération d’arbres en difficulté :

La vigne est épuisée,
le figuier dépérit ;
le grenadier, comme le palmier et le pommier (וְתַפּוּחַ),
tous les arbres des champs sont secs ...
La gaieté est tarie pour les humains. (Jl 1.12)

La pomme apparaît une fois dans les Proverbes :

Des pommes d’or sur des ciselures d’argent /
telle est une parole dite à propos. (Pr 25.11)

L’image ne coule pas de source pour un lecteur moderne. Elle semble se référer à une œuvre d’art, peut-être un bijou. Les ciselures d’argent sont belles en elles-mêmes, mais quand on ajoute des « pommes » d’or, l’ensemble est encore embelli. Une parole dite à propos a le même effet : elle augmente la valeur du discours. Delitzsch pense que l’image vise plutôt des oranges (« pommes d’or ») dans des récipients d’argent : selon cette interprétation, le proverbe exprime simplement le fait qu’une parole dite à propos suscite le même plaisir que le fait de contempler ces beaux fruits dans leur récipient exquis.

Mais c’est surtout dans le Cantique des cantiques qu’on parle de pommes.

Comme un pommier (כְתַפּוּחַ) parmi les arbres de la forêt,
tel est mon bien-aimé entre les jeunes gens.
A son ombre, j’ai désiré m’asseoir,
et son fruit est doux à mon palais.
[…] Soutenez-moi avec des gâteaux de raisins,
rafraîchissez-moi avec des pommes (בַּתַּפּוּחִים) ;
car je suis malade d’amour. (Ct 2.3,5)

Le pommier se distingue par la qualité de son ombre et par la douceur de ses fruits. Leur consommation est particulièrement rafraichissante. Un autre texte vante indirectement l’odeur des pommes :

J’ai dit : Je vais monter au palmier,
j’en saisirai les fruits !
Que tes seins soient comme des grappes de raisin,
la senteur de ton souffle comme celle des pommes (כַּתַּפּוּחִים) … (Ct 7.9)

La dernière citation dans le Cantique est aussi la plus énigmatique :

Qui est celle qui monte du désert,
appuyée sur son bien-aimé ?
Je t’ai éveillé sous le pommier (הַתַּפּוּחַ) ;
là même où ta mère t’a conçu,
là où t’a conçu celle qui t’a mis au monde. (Ct 8.5)

C’est un texte qui a beaucoup excité les commentateurs. Son interprétation est intimement liée à celle du livre dans son ensemble. Nous ne pouvons pas approfondir dans ce cadre, mais il est bien possible que l’ombre du pommier permettait des rendez-vous galants …

NB : Les lecteurs de certaines traductions bibliques auront l’impression que les textes d’Exode 25 et 37 parlent également de pommes. Ce terme traduit alors le mot כַּפְתּוֹר dont Reymond dit simplement qu’il s’agit du « nom d’une des décorations du chandelier à sept branches ». Le vieux dictionnaire de Sander et Trenel est un peu plus précis : « un ornement au chandelier dans le Temple en forme de pommes ou petites sphères ». J’ignore sur quelles bases s’appuie cette interprétation – peut-être des sources talmudiques ? En tout cas, en hébreu moderne, ce mot signifie « bourgeon » ou « bouton ».

PS : Un voyage à Belfast m’éloigne de ma bibliothèque. Ce blog prend donc quinze jours de vacances. Portez-vous bien.

mercredi 12 août 2009

Eve - la première pomme-pomme girl ?

YHWH Dieu donna cet ordre à l’homme : Tu pourras manger de tous les arbres du jardin ; mais tu ne mangeras pas de l’arbre de la connaissance de ce qui est bon ou mauvais, car le jour où tu en mangeras, tu mourras. (Gn 2.16s)

Qui ne connaît pas ces versets de la Genèse ? Malheureusement, on connaît aussi la suite :

La femme vit que l’arbre était bon pour la nourriture et plaisant pour la vue, qu’il était, cet arbre, désirable pour le discernement. Elle prit de son fruit (מִפִּרְיוֹ) et en mangea ; elle en donna aussi à son mari qui était avec elle, et il en mangea. (Gn 3.6)

On sait aussi que dans la conscience collective occidentale, le fruit (פְּרִי) s’est transformé en pomme, pour des raisons que j’ignore. La pomme est donc omniprésente dans l’iconographie, comme dans le tableau de Lucas Cranach ci-dessus. Récemment, en lisant l’Apocalypse grecque de Baruch, un pseudépigraphe qui pourrait dater du deuxième siècle de notre ère, j’ai trouvé un texte qui rompt le consensus pommier. Baruch est conduit par un ange à travers les différents cieux. Arrivé au troisième ciel, il pose une question à l’ange :

Et moi, je dis : « Je t’en prie, montre-moi l’arbre qui a égaré Adam. » Et l’ange dit : « C’est la vigne que l’ange Samaël a plantée – ce dont le Seigneur Dieu fut irrité – ; et il le maudit, lui et sa plante. Pour la même raison, il ne permit pas à Adam d’y toucher. C’est aussi la raison pour laquelle le diable, saisi de jalousie, le séduisit par sa vigne. » (IV.8 ; traduction de Jean Riaud)

Convaincu que les rabbins ont également réfléchi à notre problème fruitier, je me suis mis à la recherche et j’ai trouvé un texte qui confirme mon intuition. Il s’agit du Commentaire sur la Torah (Tseenah Ureenah) de Jacob Ben Isaac Achkenazi de Janov, un commentaire en yiddish du Pentateuque. On y lit :

Certains sages disent que l’arbre était un figuier dont ils arrachèrent les feuilles pour se cacher le sexe. En effet, dès qu’ils eurent mangé des fruits de l’arbre de la connaissance, leurs yeux s’ouvrirent et ils eurent honte d’aller nus. D’autres sages disent que l’arbre était une vigne. Eve pressa des grappes de raisin et elle donna du jus rouge à boire à Adam ; voilà pourquoi le commandement sur l’impureté fut ordonné, car, des femmes, coule du sang rouge. D’autres sages disent que c’était un cédrat ; d’où la coutume, chez les femmes, de prendre un cédrat, d’en arracher la tige le septième jour de la fête des Tabernacles, de rendre la charité qui sauve de la mort, et d’implorer Dieu qu’Il protège les enfants qu’elles portent. Si Eve n’avait pas mangé la pomme, chaque femme aurait pu enfanter facilement comme une poule pond un œuf, sans douleur. Dans certaines communautés, la femme enceinte récite la prière suivante lorsqu’elle arrache la tige du cédrat à la fin de la fête des Tabernacles : « Maître de l’univers, Eve a mangé la pomme et pourquoi nous, les femmes, devrions-nous endurer une douleur mortelle en donnant naissance à nos enfants ? Si je m'étais trouvée avec Eve, je n’aurais pas touché le fruit pour le déguster. Pendant sept jours, comme le prescrit le commandement, je n’ai pas arraché la tige du cédrat afin de ne pas le rendre impropre. Aujourd’hui, c’est le dernier jour de la fête des Tabernacles ; il n’est plus nécessaire de respecter ce précepte. Aussi vais-je casser la tige du fruit sans toutefois me hâter de le manger. Tu vois que je ne me réjouis pas en sectionnant cette tige, de même que je n’aurais pas pris plaisir à croquer la pomme que tu avais interdit de manger. (ad loc. ; traduction de Jean Baumgarten)

Gageons qu’avec de tels antécédents, le mythe de la pomme a de beaux jours devant lui.

mardi 11 août 2009

Baruch

Le prophète Jérémie est un personnage tellement attachant qu’il attire toute l’attention des lecteurs de son livre. Il y a cependant d’autres personnages intéressants qui apparaissent en filigrane. Je pense notamment à Baruch, fils de Nériya.

Baruch est un homme de bonne famille, car son frère Seraya est grand intendant du roi Sédécias (Jr 51.59).

Jérémie fait appel à Baruch pour qu’il écrive un rouleau de prophéties sous la dictée du prophète (Jr 36.4). Jérémie le charge ensuite d’aller au Temple et d’y réciter le contenu du rouleau (Jr 36.5). Baruch s’exécute (Jr 36.8ss). L’affaire parvient aux oreilles des conseillers du roi Joïaqim qui font venir Baruch et organisent une lecture privée (Jr 36.14ss). Les conseillers décident d’en faire part au roi, tout en demandant à Baruch qu’il se cache et que Jérémie fasse de même (Jr 36.19). Et c’est un bon conseil, car effectivement, suite à la lecture du rouleau, Joïaqim demande l’arrestation de Baruch et de Jérémie (Jr 36.19). Le roi ayant détruit le premier rouleau, Baruch écrira un nouveau rouleau sous la dictée de Jérémie (Jr 36.32)

Le scribe semble alors avoir connu un moment de découragement. Jérémie lui transmet une parole de Dieu qui nous est conservée :

Ainsi parle YHWH, le Dieu d'Israël, sur toi, Baruch : Tu dis : « Quel malheur pour moi ! YHWH ajoute le tourment à ma douleur; je me fatigue à force de gémir, et je ne trouve pas le repos ! » C'est ainsi que tu lui parleras : Ainsi parle YHWH : Je rase ce que j'ai bâti, je déracine ce que j'ai planté – tout ce pays. Et toi, tu rechercherais de grandes choses ? Ne les recherche pas ! Car je fais venir le malheur sur tous, – déclaration de YHWH – mais je te donnerai ta vie pour butin, dans tous les lieux où tu iras. (Jr 45.2-5)

Baruch apparaît encore à une époque plus tardive où Sédécias règne sur Juda. Lorsque Jérémie doit acheter le champ de son cousin Hanaméel, il remet le contrat à Baruch, qui se trouve dans la cour de la garde (Jr 32.12) et lui donne l’ordre de conserver le contrat (Jr 32.14). Malgré ses mésaventures sous Joïaqim, Baruch semble donc faire partie de l’administration royale sous Sédécias.

Après la prise de la ville de Jérusalem, Baruch et Jérémie sont emmenés de force en Egypte par Yohanân, fils de Qaréah et ses hommes. (Jr 43.3ss). C’est là que nous perdons leur trace.

Dans ses Antiquités juives, l’historien Josèphe dit de Baruch qu’il était un homme d’une famille très éminente et qu’il avait une maîtrise excellente de sa langue (10.1.9). Selon toute vraisemblance, il ne s’agit là que d’interpolations par rapport aux renseignements que l’Ecriture fournit sur Baruch.

Baruch a connu une carrière importante post mortem, comme en témoigne la littérature intertestamentaire. Sans doute sa collaboration intime avec Jérémie le faisait apparaître comme un détenteur de révélations particulières.

Les catholiques sont un peu plus familiers de Baruch que les protestants, car leur Bible contient le livre de Baruch (I Baruch) un pseudépigraphe datant probablement du deuxième siècle avant Jésus-Christ. Ce livre apporte assez peu d’éléments nouveaux par rapport aux textes canoniques, si ce n’est qu’il décrit un séjour de Baruch à Babylone (1.4), ce qui est peu vraisemblable, compte tenu du fait que Baruch a été emmené de force en Egypte. Baruch aurait été envoyé par les responsables de la communauté juive à Babylone pour ramener des objets de culte et organiser un minimum de culte (1.8), ce qui semble en contradiction avec les renseignements fournis par le livre d’Esdras (Esd 1.7-11). Baruch apparaît donc comme un Esdras avant l’heure. Quoi qu’il en soit, le séjour babylonien de Baruch et son lien avec les ustensiles du Temple ont massivement inspiré les auteurs ultérieurs.

L’Apocalypse grecque de Baruch (III Baruch), que Charles date au deuxième siècle après Jésus-Christ, est un bel exemple du genre littéraire apocalyptique. Ce bref récit raconte comment l’ange Phamaël conduit Baruch à travers cinq cieux et lui révèle un certain nombre de secrets. Nous apprenons quasiment rien de nouveau sur Baruch, si ce n’est qu’il prend du galon : il fait partie des rares élus ayant eu droit à un tour guidé des cieux.

L’Apocalypse syriaque de Baruch (II Baruch), que Charles pense écrit au premier siècle de notre ère, est un récit beaucoup plus élaboré. Baruch y apparaît comme un personnage important. Dieu lui parle directement (I.1) et lui transmet des ordres pour Jérémie (II.1). C’est lui qui doit ordonner à Jérémie de partir à Babylone (X.1ss). Baruch prophétise aussi, notamment contre Babylone (XI). Il est témoin oculaire (du moins en vision) de ce qu’un ange prend les objets sacrés du Temple et que la terre les engloutit (VI.7) Il ose parler d’une manière assez audacieuse à Dieu, un peu à la manière de Job (XIV.5). Sa théologie est clairement une théologie de mérites (XIV.12 ; LI.7). Baruch parle au peuple (XXI) – qui considère Jérémie comme son « compagnon » (XXXIII.1) – et envoie une lettre à Babylone (LXXVII.17s). Il apparaît alors clairement comme un nouveau Moïse (LXXVI.1-3 ; LXXXIV.5s). Son importance spirituelle se reflète aussi dans le fait qu’au lieu de mourir, Baruch connaît une assomption (LXXVI.2). Du secrétaire ponctuel de Jérémie au nouveau Moïse, que de chemin parcouru !

Dans les Paralipomènes de Jérémie, un écrit que l’on pense rédigé après l’an 70, Baruch a un rôle un peu plus modeste. Il appelle Jérémie « mon père » (II.1,4,7), ce qui suggère un lien de subordination. Dieu ordonne à Jérémie de laisser Baruch à Jérusalem quand le prophète part à Babylone [!] (III.12). Les deux hommes se chargent de confier les ustensiles du Temple à la terre (III.14). Resté seul à Jérusalem, Baruch prononce une lamentation (IV.6) puis il reçoit des explications par un ange (IV.11). Il recevra d’ailleurs le prédicat « conseiller de lumière » par un autre ange (VI.12). En effet, Baruch se révèle être un homme de liaison important : à l’aide d’un aigle doué de langage, il échange des messages avec Jérémie qui se trouve à Babylone. La fin du livre est assez étonnante : on assiste la reprise de sacrifices à Jérusalem. Jérémie y assiste et s’évanouit. Ayant repris ses esprits, il invite l’assistance à glorifier Dieu et Jésus-Christ (!). Ses auditeurs y voient une reprise du discours d’Esaïe et lapident Jérémie. Le prophète est enterré par Baruch et Ebed-Mélek, lui aussi connu des lecteurs du livre de Jérémie. (IX)

Pour terminer sur une note amusante, voici une trace de Baruch dans l’épître du Pseudo-Tite, un pseudépigraphe chrétien du IVe ou Ve siècle. Le choix de Baruch par Jérémie sert ici d’argument pour dire que les hommes n’ont pas à prendre des femmes à leur service :

Et que voulons-nous donc dire ? Si Elisée a servi Elie en sorte que sa sainteté soit conservée, et si l’enfant Guéhazi a aussi assisté Elisée, comme Baruch a assisté Jérémie pour nous transmettre son histoire, pourquoi donc aujourd’hui un être de sexe masculin – soit un homme – prendrait-il en feignant la pureté, une femme à son service ? S’il s’agit d’une parente proche, c’est permis, mais non dans le cas d’une étrangère ! Ainsi les fils de Noé, une fois passé le déluge, se cherchèrent des lieux pour y établir leurs cités, les nommant du nom de leurs femmes. C’est d’une façon semblable que se conduisent aussi ceux qui se sont unis avec une femme.

L’auteur aurait sans doute approuvé Bob Marley quand il chantait « No woman, no cry ».