jeudi 30 juillet 2009

Champions League

J’ai déjà eu l’occasion de signaler que Moïse et Samuel font sans doute partie des champions d’intercession. Ce constat se dessine déjà au Psaume 99 :

Moïse et Aaron parmi ses prêtres,
et Samuel parmi ceux qui invoquent son nom,
invoquèrent YHWH, et il leur répondit. (Ps 99.6)

On notera le parallélisme « prêtres » – « ceux qui invoquent son nom » qui a pour effet de mettre Samuel sur un pied d’égalité avec les deux conducteurs du peuple pendant l’Exode.

Mais notre constat s’impose surtout en raison d’une parole de Dieu, adressée à Jérémie :

YHWH me dit : Quand Moïse et Samuel se tiendraient devant moi, je resterai insensible à l’égard de ce peuple. Chasse-le de ma vue, qu’il s’en aille ! (Jr 15.1)

Ce qui m’a frappé, en contemplant ce texte, c’est que les deux champions ont des points communs dans leur rapports avec la prêtrise d’Israël.

Il est vrai que Moïse officie comme un prêtre, notamment lorsqu’il s’agit d’instituer le souverain sacrificateur Aaron et ses fils (Lv 8.28). Mais sauf erreur de notre part, en dehors du Psaume 99 cité ci-dessus, il n’est jamais appelé « prêtre » dans les textes. Quand il traite avec Aaron (Nb 26.1,64) ou ses fils (Lv 21.1 ; Eléazar : Nb 26.3,63 ; 27.2,22 ; 31.6,12s,21,31,41,51,54 ; 32.2,28), ce sont ces derniers seuls qui sont désignés par ce titre. Comme nous sommes au début d’un nouveau régime, les frontières sont encore floues, mais il me semble difficile de considérer Moïse comme un prêtre au sens étroit.

En ce qui concerne Samuel, la situation est similaire. Bien qu’habitant la montagne d’Ephraïm (1 S 1.1) qui se trouve dans le territoire de Benjamin, Samuel n’appartient à aucune de ces tribus. Une lecture comparative de Ex 6.1-24 et de 1 Ch 6.1-13,18-23 permet de voir qu’il est Lévite. Le texte de 1 Samuel ne le dit pas, mais il y a quelques indices : le nom de son village, Ramataïm-Tsophim, signifie « les deux hauteurs des Tsophites », ces derniers étant les descendants du Lévite Tsouph (1 Sa 1.1 ; 1 Ch 6.19) ; le père de Samuel porte le nom Elqana (« acquis par Dieu ») – or tous les porteurs de ce nom dans l’AT, à une exception près (2 Ch 28.7) sont des Lévites. Sauf erreur de notre part, Samuel était donc Lévite. Mais tous les Lévites ne pouvaient pas prétendre à la prêtrise, réservée à Aaron et sa descendance. Or il faut remonter jusqu’au grand-père d’Aaron, Qehath (1 Ch 5.28s ; 6.20-23) pour trouver un ancêtre commun avec la famille de Samuel. En toute rigueur, Samuel n’a donc pas le droit d’officier en tant que prêtre. Et pourtant, nous le voyons officier au Temple de Silo (1 S 3.1) dormir près du coffre (1 S 3.3) et faire des sacrifices (1 S 16.2) ou du moins les bénir (1 S 9.13). Il reprochera vivement à Saül d’avoir offert un sacrifice à sa place (1 S 13.11). Bref, Samuel se comporte comme un (souverain) sacrificateur, sans l’être selon la lettre de la loi.

C’est amusant de voir que nos deux intercesseurs par excellence ne sont pas des prêtres ‘professionnels’. Quand Dieu suscite des poids lourds de l’intercession, ce sont des hommes en marge de l’institution sacerdotale, pourtant instituée comme intermédiaire entre Dieu et les hommes. On peut parfois observer la même chose dans nos Eglises où ce ne sont pas toujours les institutionnels qui ont la vie de prière la plus développée.

Ceci étant dit, on peu noter que Moïse et Samuel sont tous les deux très proches des sacrificateurs. Moïse est le frère d’Aaron et Samuel est comme un fils adoptif d’Eli. En faisant de ces hommes les intercesseurs les plus puissants, Dieu envoie aussi un message aux prêtres établis. Comme si le ministère institutionnel avait de temps en temps besoin de se frotter au charisme pur.

mardi 28 juillet 2009

Potters, well before Harry

Bien qu’aucun des grands personnages bibliques ne semble avoir été un potier, il est beaucoup question de ce métier dans les Ecritures. Je me suis amusé à rassembler les différents textes.

L’image du potier se trouve surtout chez Esaïe qui compare le peuple élu à l’argile et Dieu au potier qui le forme. L’image n’est pas sans rappeler le récit de la création (Gn 2.7). Dieu y apparaît donc avant tout comme le Créateur.

Pourtant, YHWH, tu es notre Père ;
nous sommes l’argile,
tu es notre potier (יצְרֵנוּ) :
nous sommes tous l’œuvre de tes mains. (Es 64.7)

Ailleurs, Esaïe donne une tonalité polémique à l’image. En effet, la déchéance que constitue la rébellion du peuple contre son Dieu peut être illustrée de manière frappante à l’aide de cette allégorie.

Quelle perversité que la vôtre !
Le potier (הַיּצֵר) doit-il être considéré comme l’argile,
pour que l’ouvrage dise de l’ouvrier :
Il ne m’a pas fait ?
– pour que le pot (וְיֵצֶר) dise de son potier (לְיוֹצְרוֹ) :
Il n’a pas d’intelligence ? (Es 29.16 ; cf. 45.9)

Dans un autre texte de la main d’Esaïe, l’image sert à souligner le peu de cas que le potier fait de l’argile qu’il forme :

Vous êtes moins que rien,
et votre action est moins connue que le néant ;
c’est une abomination que de vous choisir.
Je l’ai suscité du nord,
et il est venu. Depuis le levant,
il invoque mon nom ;
il piétine les dirigeants comme de la boue,
comme de l’argile que foule un potier (יוֹצֵר). (Es 41.24s)

Une idée semblable fait surface dans les Lamentations :

Les fils de Sion si précieux,
qui valaient leur pesant d’or fin,
– comment ! – on les considère comme des vases de terre,
œuvre des mains du potier (יוֹצֵר) ! (Lm 4.2)

Le peu de valeur de l’argile semble également présent dans l’image de la statue aux pieds d’argile chez Daniel :

Et comme tu as vu les pieds et les orteils en partie d’argile de potier (פֶחָר) et en partie de fer, ce royaume sera divisé ; mais il y aura en lui quelque chose de la force du fer, parce que tu as vu le fer mêlé à l’argile. (Dn 2.41)

Jérémie transpose l’image du potier d’Esaïe pour illustrer notamment la souveraineté de Dieu : comme le potier forme l’argile à son goût, de la même façon Dieu façonne la destinée des hommes.

Parole qui parvint à Jérémie de la part de YHWH : Descends chez le potier (הַיּוֹצֵר) ; là, je te ferai entendre mes paroles. Je descendis chez le potier ; il faisait un ouvrage sur le tour. La poterie qu’il faisait fut manquée, comme il arrive avec l’argile dans la main du potier. Il en refit une autre poterie, telle qu’il lui plut de la faire. Ne puis-je pas agir envers vous comme ce potier, maison d’Israël ? – déclaration de YHWH. Comme l’argile dans la main du potier, ainsi vous êtes dans ma main, maison d’Israël ! (Jr 18.1-6)

Cette pensée est reprise chez Paul :

Le potier (ὁ κεραμεὺς) n’a-t-il pas autorité sur l’argile, pour faire avec la même pâte un objet pour un usage noble et un objet pour un usage vil ? (Rm 9.21)

Enfin, chez Zacharie on trouve une citation qu’on aurait tendance, à la première lecture, à classer parmi les citations sans grand intérêt par rapport à notre petite étude (telles que Jr 19.1 : Ainsi parle YHWH : Va acheter une cruche chez un potier (יוֹצֵר), ….) :

je fis paître les bêtes de boucherie pour les marchands. Je pris deux bâtons : j’appelai l’un « Douceur », et j’appelai l’autre « Union ». Puis je fis paître les bêtes. Je fis disparaître les trois bergers en un seul mois; les moutons finirent par me faire perdre patience et, de leur côté, ils me prirent en dégoût. Alors je dis : « Je ne vous ferai plus paître ! Que celle qui doit mourir meure, que celle qui doit disparaître disparaisse, et que celles qui restent se dévorent les unes les autres ! » Je pris mon bâton « Douceur » et je le brisai, pour rompre l’alliance que j’avais conclue avec tous les peuples. Elle fut rompue ce jour-là ; ainsi les marchands qui m’observaient surent que c’était la parole de YHWH. Je leur dis : « Si bon vous semble, donnez-moi mon salaire; sinon, ne le faites pas. Ils pesèrent pour mon salaire trente pièces d’argent. » YHWH me dit : « Verse-le au potier, ce prix magnifique auquel ils m’ont apprécié ! » Je pris les trente pièces d’argent et je les jetai au potier (הַיּוֹצֵר), dans la maison de YHWH. (Za 11.7-13)

Or cette citation n’est pas si innocente que cela, car elle trouve son écho dans le récit de la trahison de Judas chez Matthieu :

Judas, qui l’avait livré, fut pris de remords et rapporta les trente pièces d’argent aux grands prêtres et aux anciens, en disant : « J’ai péché, en livrant le sang innocent. » Ils répondirent : « Que nous importe ? C’est ton affaire. » Judas jeta les pièces d’argent dans le sanctuaire et s’éloigna pour aller se pendre. Les grands prêtres ramassèrent les pièces et dirent : « Il n’est pas permis de les remettre dans le korbanas, puisque c’est le prix du sang. » Après avoir tenu conseil, ils achetèrent avec cet argent le champ du potier, pour y ensevelir les étrangers. C’est pourquoi ce champ a été appelé champ du sang, jusqu’à ce jour. Alors s’accomplit ce qui avait été dit par l’entremise du prophète Jérémie : Ils ont pris les trente pièces d’argent, le prix attribué par les Israélites à celui qu’ils ont apprécié, et ils les ont données pour le champ du potier (τοῦ κεραμέως), comme le Seigneur me l’avait ordonné. (Mt 27.3-10)

Mais cette histoire est suffisamment truffée de mystères pour que nous y revenions une autre fois.

lundi 27 juillet 2009

Quand Jean raconte Paul

Une fois n'est pas coutume, je laisse la parole à un grand classique, à savoir Jean Racine. Dans ses "Cantiques spirituels", on trouve un très beau poème inspiré de 1 Co 13 :

A la louange de la Charité

Les Méchants m'ont vanté leurs mensonges frivoles :
Mais je n'aime que les paroles
De l'éternelle Vérité.
Plein du feu divin qui m'inspire,
Je consacre aujourd'hui ma Lyre
A la céleste Charité.

En vain je parlerais le langage des Anges.
En vain, mon Dieu, de tes louanges
Je remplirais tout l'Univers :
Sans amour, ma gloire n'égale
Que la gloire de la cymbale,
Qui d'un vain bruit frappe les airs.

Que sert à mon esprit de percer les abîmes
Des mystères les plus sublimes,
Et de lire dans l'avenir ?
Sans amour, ma science est vaine,
Comme le songe, dont à peine
Il reste un léger souvenir.

Que me sert que ma Foi transporte les montagnes ?
Que dans les arides campagnes
Les torrents naissent sous mes pas ;
Ou que ranimant la poussière
Elle rende aux Morts la lumière,
Si l'amour ne l'anime pas ?

Oui, mon Dieu, quand mes mains de tout mon héritage
Aux pauvres feraient le partage ;
Quand même pour le nom Chrétien,
Bravant les croix les plus infâmes
Je livrerais mon corps aux flammes,
Si je n'aime, je ne suis rien.

Que je vois de Vertus qui brillent sur ta trace,
Charité, fille de la Grâce !
Avec toi marche la Douceur,
Que suit avec un air affable
La Patience inséparable
De la Paix son aimable soeur.

Tel que l'Astre du jour écarte les ténèbres
De la Nuit compagnes funèbres,
Telle tu chasses d'un coup d'œil
L'Envie aux humains si fatale,
Et toute la troupe infernale
Des Vices enfants de l'Orgueil.

Libre d'ambition, simple, et sans artifice,
Autant que tu hais l'Injustice,
Autant la Vérité te plait.
Que peut la Colère farouche
Sur un cœur, que jamais ne touche
Le soin de son propre intérêt ?

Aux faiblesses d'autrui loin d'être inexorable,
Toujours d'un voile favorable
Tu t'efforces de les couvrir.
Quel triomphe manque à ta gloire ?
L'amour sait tout vaincre, tout croire,
Tout espérer, et tout souffrir.

Un jour Dieu cessera d'inspirer des oracles.
Le don des langues, les miracles,
La science aura son déclin.
L'amour, la charité divine
Eternelle en son origine
Ne connaîtra jamais de fin.

Nos clartés ici bas ne sont qu'énigmes sombres,
Mais Dieu sans voiles et sans ombres
Nous éclairera dans les cieux.
Et ce Soleil inaccessible,
Comme à ses yeux je suis visible,
Se rendra visible à mes yeux.

L'amour sur tous les Dons l'emporte avec justice,
De notre céleste édifice
La Foi vive est le fondement,
La sainte Espérance l'élève,
L'ardente Charité l'achève,
Et l'assure éternellement,

Quand pourrai-je t'offrir, ô Charité suprême,
Au sein de la lumière même
Le Cantique de mes soupirs ;
Et toujours brûlant pour ta gloire,
Toujours puiser, et toujours boire
Dans la source des vrais plaisirs !

samedi 25 juillet 2009

Arrachés à leur terre

L’exégèse rabbinique est assez hermétique pour des non initiés, et je dois avouer que ses résultats me laissent souvent sur ma faim. Mais les rabbins sont inégalés dans l’art de dégager des liens littéraires entre différents textes de l’Ecriture, et rien que pour cela, ça vaut la peine de passer du temps avec eux et avec leurs disciples.

Récemment, je me suis penché sur certains textes autour de la fin de vie de tragique de Moïse. Je voudrais revenir une dernière fois sur l’un de ces textes, peut-être le plus poignant de tous. C’est Moïse qui parle :

En ce temps-là, j’ai supplié (וָאֶתְחַנַּן) YHWH, en disant : « Seigneur YHWH, tu as commencé à montrer à ton serviteur ta grandeur et ta main puissante. Quel dieu, dans le ciel et sur la terre, peut accomplir tes œuvres et tes [manifestations de] puissance ? Je t’en prie, [laisse-]moi passer et voir ce bon pays qui est au-delà du Jourdain, cette belle montagne et le Liban ! » YHWH s’est mis en colère contre moi, à cause de vous. Il ne m’a pas écouté (שָׁמַע). YHWH m’a dit : « Assez pour toi ! Ne me parle plus de cette affaire ! » (Dt 3.23-26)

Richard E. Friedman signale un lien possible avec un texte de la Genèse concernant les remords des frères de Joseph :

Ils s’exécutèrent, tout en se disant l’un à l’autre : « Vraiment, nous avons eu tort en ce qui concerne notre frère ; car nous avons vu sa détresse quand il nous suppliait (בְּהִתְחַנְנו), et nous ne l’avons pas écouté (שָׁמָעְנוּ). C’est pour cela que cette détresse est venue sur nous. » (Gn 42.20s)

Même si l’association de l’action de « supplier » (dans la même forme verbale hébraïque, le hitpa’el) et de celle de « ne pas écouter » n’est pas très surprenante en soi, il est vrai qu’il pourrait y avoir dans les paroles de Moïse comme un écho du récit de Joseph.

Robert Alter voit la pointe de l’allusion dans le fait que Joseph est sur le point d’être arraché à sa terre, et que Moïse vit le même déchirement. Il y a cependant une différence entre les deux hommes : Joseph va être enseveli dans la Terre promise (Ex 13.19 ; Jos 24.32), comme il l’avait souhaité (Gn 50.25), alors que Moïse fut enterré quelque part dans la terre de Moab (Dt 34.6).

dimanche 19 juillet 2009

A en perdre le nord

Dans un billet récent, j’ai essayé de démêler un texte (Dt 3.27) qui évoque les points cardinaux dans un ordre quelque peu étonnant. En réfléchissant à ce problème, je me suis dit qu’il serait intéressant de voir s’il y a un ordre habituel que chérissent les auteurs bibliques. J’ai donc cherché tous les textes qui évoquent les quatre points cardinaux (j’en ai trouvé 26) et étudié l’ordre dans lequel ils sont cités. Voici le résultat :

  • Le premier constat frappant, c’est qu’il n’y a pas d’ordre stéréotypé. Parmi les vingt-quatre arrangements mathématiquement possibles, pas moins de treize existent dans les textes, et aucun ordre apparaît plus de quatre fois.

  • Les arrangements les plus fréquents sont :
E-O-N-S (4 fois)
E-N-S-O (3 fois)
N-S-E-O (3 fois)
N-O-S-E (3 fois)
  • Les auteurs bibliques aiment donc l’association de pôles opposés (E-O, N-S). Une seule de ces quatre variantes correspond à un tour complet de la boussole.
  • Le nord apparaît de préférence en première (9 fois), deuxième (6 fois) ou troisième position (9 fois), très rarement en quatrième position (2 fois). Pour le sud, l’inverse est vrai : il n’apparaît que rarement en première position (4 fois), mais souvent en deuxième (6 fois), troisième (9 fois) ou dernière position (7 fois). L’est apparaît soit en première position (10 fois), soit en dernière position (8 fois). L’ouest quant à lui est le plus souvent cité en deuxième (10 fois) ou en dernière position (9 fois).

En tenant compte de tous les textes bibliques (et non seulement de ceux où les quatre points cardinaux sont tous énumérés), j’a fait deux constats complémentaires :

  • Ce sont les livres de Josué et d’Ezéchiel qui s’intéressent le plus aux descriptions géographiques impliquant les points cardinaux, pour des raisons semblables : Josué raconte la conquête de Canaan, Ezéchiel décrit une nouvelle distribution de la terre d’Israël et le nouveau Temple. C'est Ezéchiel qui cite le plus souvent les différents points cardinaux, à l’exception du sud, qui apparaît plus souvent chez Josué.
  • Dans l’absolu, on constate que c’est le nord qui est le plus souvent cité (148 versets). Il doit cette première place notamment aux prophéties qui prédisent l’arrivée d’un ennemi venant du nord. Viennent ensuite l’est (117 versets), le sud (100 versets, très présent chez Daniel, notamment à travers son roi du sud) et l’est (83 versets).

samedi 18 juillet 2009

Au temps de la trahison

Aujourd'hui, j'ai écouté l'enregistrement de poèmes de Heiner Müller (1929-1995), lus par l'auteur lui-même. Le poème suivant a retenu mon attention. Bien que le début est quelque peu hermétique (on y trouve des allusions plus ou moins claires à des oeuvres d'Anna Seghers (A.S.) et de Georg Büchner), la fin du poème m'a touché. Comme je l'ai déjà fait dans un billet précédent, je vous livre aussi une tentative de traduction en langue française.

Motif bei A.S.

Debuisson auf Jamaika
Zwischen schwarzen Brüsten
In Paris Robespierre
Mit zerbrochenem Kinn.
Oder Jeanne d’Arc als der Engel ausblieb
Immer bleiben die Engel aus am Ende.
FLEISCHBERG DANTON KANN DER STRASSE KEIN FLEISCH GEBEN
SEHT SEHT DOCH DAS FLEISCH AUF DER STRASSE
JAGD AUF DAS ROTWILD IN DEN GELBEN SCHUHN.
Christus. Der Teufel zeigt ihm die Reiche der Welt
WIRF DAS KREUZ AB UND ALLES IST DEIN.
In der Zeit des Verrats
Sind die Landschaften schön.


Motif chez A. S.

Debuisson à la Jamaïque
Entre seins noirs
A Paris Robespierre
Le menton fracassé.
Ou Jeanne d’Arc quand l’ange ne vint pas
Jamais les anges ne viennent à la fin.
LE TAS DE VIANDE DANTON NE PEUT PAS DONNER DE VIANDE À LA RUE
VOYEZ VOYEZ DONC LA VIANDE DANS LA RUE
CHASSE AU GIBIER CHAUSSÉ DE JAUNE.
Le Christ. Le diable lui montre les royaumes du monde
LARGUE LA CROIX ET TOUT EST A TOI.
Au temps de la trahison
Les paysages sont beaux.

lundi 13 juillet 2009

En suivant le regard de Moïse ...

Dans mon dernier billet, j’ai parlé de la fin de vie de Moïse. Nous avons vu que le vieux leader n’est pas autorisé à traverser le Jourdain mais que Dieu lui accorde de voir la Terre promise depuis le sommet du Pisga :

Monte au sommet du Pisga, lève les yeux vers l’ouest, vers le nord, vers le sud et vers l’est, et regarde de tes yeux ; mais tu ne passeras pas ce Jourdain. (Dt 3.27)

On identifie généralement le sommet du Pisga avec le mont Nebo (cf. Dt 32.49).

J’ai trouvé curieux l’ordre dans lequel les points cardinaux sont évoqués. Comment le regard peut-il passer du nord au sud sans passer par l’est ou l’ouest, sans que Moïse soit obligé de regarder ses pieds ou le zénith ?

En réfléchissant à cette difficulté (réflexion tout à fait futile, je vous l’accorde), je me suis rendu compte que premièrement, Moïse ne regarde certainement pas vers l’ouest, vers le nord, vers le sud et vers l’est, par rapport au mont Nebo. Le but de la manœuvre est d’embrasser du regard la Terre promise. Or, comme le montre ma carte, si Moïse regardait du mont Nebo vers le sud, il verrait les régions de Moab et d’Edom. De même, s’il regardait vers l’est, il verrait la région d’Ammon. Il est donc plus que vraisemblable que Moïse est invité à regarder vers l’ouest, vers le nord, vers le sud et vers l’est de la terre de Canaan.
Si on admet cette façon de voir (c’est le cas de le dire !), on obtient le résultat suivant : Moïse regarderait d’abord la côte méditerranéenne, puis son regard irait au nord, peut-être jusqu’au Liban, puis il regarderait l’intérieur de la terre, jusque vers le Néguev, et enfin, son regard reviendrait vers la rive nord de la Mer morte. Ce cheminement du regard (cf. la trajectoire verte dans ma carte) est loin d’être absurde.

dimanche 12 juillet 2009

Moïse - les raisons d'une frustration

Parmi les surprises qui attendent le lecteur de la Torah, il y a la fin de Moïse. Le grand leader d’Israël, après avoir sorti son peuple d’Egypte et après l’avoir conduit dans le désert pendant près de quarante ans, meurt dans le désert, peu de temps avant que le peuple franchisse le Jourdain et lance la conquête.

Pourquoi ? Jusqu’à il n’y a pas longtemps, j’aurais répondu sans hésiter : à cause d’une faute que Moïse a commise dans le désert. En effet, le livre de l’Exode (Ex 17.1-7) et le livre des Nombres (Nb 20.1-13) racontent chacun un événement tragique qui s’est passé après la tentative ratée de conquête et le renvoi du peuple dans le désert. Il s’agit des incidents liés aux noms de Massa et Meriba. Une fois de plus, le peuple manquait d’eau et murmurait contre Moïse. La contestation était violente au point que Moïse craignait pour sa vie (Ex 17.4). Dieu lui a alors ordonné de faire jaillir de l’eau d’un rocher. Dans l’exécution de cet ordre, Moïse a commis une faute, et cette faute lui a valu une punition sévère : YHWH dit à Moïse et à Aaron : « Parce que vous n’avez pas eu foi en moi pour montrer ma sainteté aux yeux des fils d’Israël, vous ne ferez pas entrer cette assemblée dans la terre que je lui donne. » (Nb 20.12)

La nature précise de cette faute fait débat. Si on ne lit que le texte des Nombres, on pourrait penser qu’elle consiste dans le fait de frapper le rocher, alors que Dieu avait dit à Moïse de parler au rocher. Mais cette théorie ne résiste pas à la version de l’Exode selon laquelle Dieu ordonne à Moïse de frapper le rocher (Ex 10.6). Deux autres possibilités subsistent : ou bien Moïse s’est rendu coupable en frappant le rocher deux fois (Nb 20.11) ou bien il a fauté en attribuant le miracle à lui-même et à Aaron plutôt qu’à Dieu : Est-ce de ce rocher que nous ferons sortir de l’eau pour vous ? (Nb 20.10)

Jusqu’à il n’y a pas longtemps, j’aurais donc affirmé sans hésiter que Moïse a été privé de l’entrée en Canaan à cause de cette faute qu’il avait commise dans le désert. Depuis, je me suis rendu compte que les choses sont un peu plus compliquées. Car cette faute de Moïse se situe longtemps, peut-être des années, après l’épisode des espions qui devaient explorer la terre de Canaan. (Il semblerait que Rashi et Ibn Ezra situent l’épisode dans la quarantième année dans le désert !) Or le Deutéronome mentionne la sanction visant Moïse dès l’issue de cet épisode :

YHWH […] s’est mis en colère, et il a juré, en disant : « Soyez-en certain, aucun homme de cette mauvaise génération ne verra la bonne terre que j’ai juré de donner à vos pères ! … à l’exception de Caleb, fils de Yephounné. » […] YHWH s’est aussi mis en colère contre moi, à cause de vous. Il a dit : « Toi non plus, tu n’y viendras pas. » (Dt 1.34ss)

Si je comprends bien, avant même que Moïse ne commette sa faute de Massa et Meriba, il se trouve déjà exclu de la Terre promise, à cause de vous, comme il le dit à plusieurs reprises (Dt 1.37 ; 3.26 et 4.21). Il y a une certaine logique derrière ce verdict de Dieu. Le peuple s’est révolté contre Dieu et se trouve sous le coup d’une condamnation. Aucun homme parmi ceux qui étaient adultes au moment de la révolte ne devait entrer dans la terre de Canaan, et Moïse, le chef de ce peuple rebelle, subit le même sort que les siens. Seuls Josué et Caleb, représentants du reste fidèle, auront le privilège d’entrer en Terre promise avec la nouvelle génération. Moïse subit donc la sévérité de Dieu, Josué bénéficie de la grâce de Dieu. Et la conquête se fera par des gens neufs.

En ce sens, Moïse a donc raison de dire que c’est à cause de vous qu’il est privé de l’aboutissement de sa mission, même si, ultérieurement, il a commis une faute personnelle qui à elle seule aurait apparemment suffi pour l’empêcher de traverser le Jourdain.

Je trouve cette lecture plus satisfaisante que celle des libéraux (qui voient dans les textes deux explications indépendantes et concurrentes de l’exclusion de Moïse de Canaan) et aussi celle qui voit dans Dt 1.34ss une contraction de l’épisode des espions et des événements de Meriba et qui explique le triple à cause de vous par le fait que l’énervement de Moïse (qui avait provoqué sa faute) avait son origine dans le comportement du peuple. En effet, le Deutéronome décrit bel et bien l’épisode de Meriba (Dt 32.48ss) et j’ai du mal à penser que Moïse se défausse complètement sur le peuple.

Par ailleurs, du point de vue de la théologie systématique, on peut dire qu’il était convenable que l’œuvre de Moïse reste inachevée et soit complétée par Josué, pour marquer l’inachèvement de l’ancienne alliance et diriger notre regard vers le nouveau Moïse (Dt 18.15) (et le nouveau Josué/Yehoshoua) à venir.

jeudi 9 juillet 2009

Prière de mourir

Alors l’Adversaire […] frappa Job d’un ulcère malin, depuis les pieds jusqu’au crâne. Job prit un tesson pour se gratter et s’assit au milieu des cendres. Sa femme lui dit : « Tu demeures ferme dans ton intégrité ! Maudis (בָרֵךְ) donc Dieu et meurs (וָמֻת) ! » (Jb 2.7-9)

Job 2.9 est un verset célèbre pour être l’un des rares Tiqquné sopherim, c’est-à-dire des corrections du texte hébreu par des scribes. L’idée de maudire Dieu ayant été jugée inacceptable, ces scribes ont donc remplacé le verbe maudire (קִלֵּל) par le verbe bénir (ברך), tout en annotant le texte pour conserver une trace de la manipulation du texte.

Le deuxième impératif du verset, meurs !, est également intéressant, car il est très rare de voir ce verbe décliné à l’impératif. L’invitation à mourir est pour le moins insolite, voire même choquante.

Tout récemment, je suis tombé sur un autre texte comportant cet impératif étrange. Et cette fois-ci, ce n’est pas une femme débordée par le chagrin qui l’utilise, mais Dieu lui-même :

Ce jour même, YHWH dit à Moïse : Monte dans cette montagne des Abarim, sur le mont Nebo en Moab, en face de Jéricho. Regarde Canaan, que je donne comme propriété aux Israélites. Meurs (וּמֻת) dans la montagne où tu vas monter et sois réuni aux tiens, comme Aaron, ton frère, est mort à Hor-la-Montagne et a été réuni aux siens, parce que vous avez commis un sacrilège envers moi au milieu des Israélites, aux eaux de Meriba de Qadesh, dans le désert de Tsîn, et que vous n'avez pas montré ma sainteté au milieu des Israélites. (Dt 32.51)

lundi 6 juillet 2009

Des Douze

Il y a quelque temps, je me suis intéressé aux douze tribus et à l’ordre dans lequel elles apparaissent dans l’Ecriture. Dans le Nouveau Testament, il y a une autre douzaine qui fait son apparition, celle des douze apôtres. Des listes de leurs noms sont données à quatre reprises : dans chaque Evangile synoptique et dans le livre des Actes. Voici l’ordre des noms dans les différents passages :

Quelques observations en vrac :

- Il y a des petites variations dans l’ordre, mais dans l’ensemble, le même ordre général transparaît. Pierre, le « patron » des apôtres est toujours cité en premier, Judas Iscarioth toujours en dernier (sauf dans les Actes, qui se situent après la mort du traître). Le rang de Jean est plus élevé dans les Actes, peut-être parce que Jean a joué, ensemble avec Pierre et Jacques, le premier apôtre martyr, une place particulièrement importante dans la jeune Eglise.

- J’ai également compté le nombre de citations nominatives de chaque apôtre. Les chiffres ne sont qu’indicatives, d’autant plus que certains apôtres ont eu plusieurs noms d’usage. (A titre d’exemple, j’ai lu, sans vérifier ces sources, que Barthélemy serait la même personne que Nathanaël dans l’Evangile de Jean.) Je me suis contenté des noms qui apparaissent dans les quatre listes. Mes chiffres indiquent que Pierre est de loin l’apôtre le plus cité, et il mérite sans aucun doute le titre primus inter pares. Loin derrière, on trouve les « 3 J » : Jean, Judas Iscarioth, et Jacques, puis Philippe, André et Thomas. Les autres ne sont quasiment cités que dans les quatre listes dont j’ai parlé plus haut. On voit que les listes des Douze reflètent à peu près la présence de chacun des apôtres dans les textes, à l’exception bien sûr de Judas Iscarioth, qui se trouve toujours relégué à la dernière place, pour des raisons évidentes.

- Quand on compare ces trouvailles avec celles concernant les douze tribus, on s’aperçoit que les Douze ont un rôle beaucoup moins structurant que les douze tribus dans l’AT. Alors que les noms des douze tribus sont cités très souvent, ceux des Douze ne le sont qu’une fois en dehors de la liste constitutive dans les Synoptiques. Si Jésus a peut-être choisi le nombre de ses collaborateurs les plus intimes pour faire référence aux douze tribus, on ne peut pas dire pour autant que le peuple de la nouvelle alliance comporte des sous-classes dont chacune se réfère à l’un des apôtres.

- Pour finir, j’ai trouvé deux textes qui font le lien entre les Douze et les douze tribus :

Ap 21.12-14 : [La Nouvelle Jérusalem] avait une grande et haute muraille. Elle avait douze portes, et sur les portes douze anges. Des noms y étaient inscrits, ceux des douze tribus des Israélites : à l’est trois portes, au nord trois portes, au sud trois portes et à l’ouest trois portes. La muraille de la ville avait douze fondations; elles portaient les douze noms des douze apôtres de l’agneau.

Et plus intéressant encore, Mt 19.28 : Jésus leur dit : Amen, je vous le dis, à vous qui m’avez suivi : au renouvellement de toutes choses, lorsque le Fils de l’homme s’assiéra sur son trône de gloire, vous aussi vous serez assis sur douze trônes pour juger les douze tribus d’Israël.