lundi 31 août 2009

David et la boule de cristal

On sait que David a beaucoup souffert sous le roi Saül, au point de prendre la fuite et de constituer une bande de desperados. Pendant cette période extrêmement difficile pour le futur roi, il y a un petit épisode intéressant que nous rapporte le premier livre de Samuel :

7 On dit à Saül que David était arrivé à Qéila. Alors Saül dit : « Dieu me l’abandonne, car il est venu s’enfermer dans une ville qui a des portes et des verrous. » 8 Alors Saül battit le rappel de tout le peuple pour la guerre, afin de descendre à Qéila et d’assiéger David et ses hommes. 9 David eut connaissance du mal que Saül tramait contre lui; il dit à Abiathar, le prêtre : « Apporte l’éphod ! »

10 David dit : « YHWH, Dieu d’Israël, moi, ton serviteur, j’ai appris que Saül cherche à venir à Qéila pour détruire la ville à cause de moi. 11 Les autorités de Qéila me livreront-elles à lui ? Saül descendra-t-il, comme je l’ai appris ? YHWH, Dieu d’Israël, je t’en prie, dis-le-moi ! »

YHWH répondit : « Il descendra. »

12 David dit encore : « Les autorités de Qéila me livreront-elles, moi et mes hommes, à Saül ? »

YHWH répondit : « Elles te livreront. »

13 Alors David et ses hommes, environ six cents hommes, quittèrent Qéila et s’en allèrent où ils purent. On dit à Saül que David s’était échappé de Qéila, et il renonça à son expédition.
(1 S 23.7-13)

Bien que j’aie souvent lu ce texte, je n’avais encore jamais vu la difficulté logique qu’il comporte.

David consulte Dieu pour savoir si Saül viendra contre Qéila, la ville où il s’est réfugié. Dieu lui répond que oui, suite à quoi David quitte Qéila. Par conséquent, Saül renonce à son expédition. Stricto sensu, la réponse à David aurait donc dû être « Saül ne descendra pas. » Mais si David avait eu cette réponse, il ne serait pas parti de Qéila, et Saül serait bel et bien venu.

La situation est telle que la réponse de Dieu sera ‘fausse’, qu’elle soit « oui » ou « non ». Dans ce dilemme, Dieu choisit la réponse qui sauve David d’une mort certaine.

Cette histoire illustre bien qu’il serait erroné de voir dans tous les oracles de Dieu l’annonce d’un avenir immuable. Il y a parfois des conditions « cachées », sous-jacentes. David semble avoir compris cela. Ayant reçu comme réponse divine que Saül arriverait et que les responsables de la ville le livreraient, il aurait pu perdre courage. Or il ne s’est pas abandonné au fatalisme, en attendant Saül à Qéila, mais il a aussitôt quitté la ville, comme si Dieu lui avait répondu : « Si tu restes ici, Saül viendra. »

Il y a peut-être là de quoi inspirer notre propre comportement face à certaines prédictions très sombres de l’Ecriture.

dimanche 30 août 2009

Mystérieux mulet

Récemment, en lisant le Psaume 32, je suis tombé sur un passage quelque peu énigmatique.

1 Heureux celui dont la transgression est pardonnée, dont le péché est couvert !
2 Heureux l’homme à qui YHWH ne tient pas compte de la faute,
et dans l’esprit duquel il n’y a pas de tromperie !

3 Tant que je gardais le silence, mes os se consumaient, je gémissais sans cesse ;
4 car jour et nuit ta main pesait sur moi,
ma vigueur s’était changée en sécheresse d’été.
5 Je te fais connaître mon péché : je n’ai pas couvert ma faute ;
J’ai dit : Je reconnaîtrai mes transgressions devant YHWH !
Et toi, tu as pardonné ma faute, mon péché.

6 Qu’ainsi tout fidèle te prie au temps convenable !
Quand de grandes eaux inonderaient tout, elles ne l’atteindraient pas.
7 Tu es pour moi une cachette, tu me préserves de la détresse ; tu m’entoures de cris de délivrance.

8 Je t’instruirai, je t’enseignerai quelle voie tu prendras. Je te conseillerai, en ayant mon œil sur toi.
9 Ne soyez pas comme un cheval ou un mulet sans intelligence [à qui on met] un mors, une bride qui l’orne, pour le freiner
et [pour] ne pas s’approcher de toi.
10 Il y a beaucoup de douleurs pour le méchant; celui qui met sa confiance dans YHWH, sa fidélité l’entoure.
11 Justes, réjouissez-vous dans YHWH, soyez dans l’allégresse ! Poussez des cris de joie, vous tous qui avez le cœur droit !

Le passage qui pose problème, ce sont les versets 8 et 9.

Les versets 1 et 2 livrent une affirmation assez générale. Elle se base sur l’expérience personnelle de David, résumée dans les versets 3 à 5. Aux versets 6 et 7, c’est a priori toujours David qui tire des conclusions de son vécu. Le « toi » du verset 7 semble désigner Dieu.

Il n’en est pas ainsi au verset 8, car on voit mal David proposer de l’instruction à Dieu. Si c’est toujours David qui parle, le « toi » a dû glisser de Dieu à un interlocuteur non désigné de David. Delitzsch pense que David parle maintenant en enseignant. Toutefois, ce glissement me semble assez inhabituel. En revanche, il n’est pas exclu que c’est Dieu qui parle maintenant à David. De telles transitions abruptes ne sont pas rares dans les psaumes, et le verset 8 se comprendrait aisément de cette manière. Mais c’est le verset 9 qui devient alors quelque peu énigmatique. Il s’adresse d’abord à une pluralité de personnes ( … ne soyez pas … : תְּהִיוּ) puis de nouveau « à toi » (אֵלֶיךָ). Si la pluralité de personnes désigne les Israélites, qui est visé par le « toi » ? David ? Mais pourquoi le cheval ou le mulet n’iraient-ils pas vers David ? Ou même vers qui que ce soit ?

Les versets 10 et 11 sont de nouveau très classiques et ne posent pas de problème particulier.

J’ai donc essayé de voir plus clair au sujet des versets 8 et 9, notamment en consultant des commentaires.

Robert Alter signale un cryptic moment in the text, mais il n’élabore pas. Il pense que le psaume pourrait évoquer une situation où le mors est mis à l’animal pour qu’il ne fonce pas dans une foule.

Parmi les exégètes théologiens, presque tous cèdent à la tentation de modifier le texte hébreu, ce qui est un bon indicateur de la difficulté du texte. Peter C. Craigie, par exemple, fait remarquer que deux manuscrits portent en effet le singulier (… ne sois pas … : תְּהִי au lieu de תְּהִיוּ). Hans-Joachim Kraus choisit lui aussi cette option. Mais c’est un peu facile, d’autant plus qu’on voit mal pourquoi un scribe aurait modifié le singulier en pluriel. Une modification en sens inverse est plus facile à comprendre. Gianfranco Ravasi signale d’ailleurs que cette alternation entre singulier et pluriel est très fréquente, entre autres, dans le Deutéronome.

Derek Kidner estime que les versets 8 et 9 sont la réponse de Dieu à David et à travers lui au reste de la communauté ; c’est ainsi qu’il explique l’exhortation au pluriel. Willem Van Gemeren abonde dans ce sens. En ce qui concerne la fin du verset 9, Kidner la trouve elusive. Selon lui, la dernière partie du verset peut se traduire par « sinon (else) il ne s’approchera pas de toi » ou par « pour qu’il ne s’approche pas de toi », mais il juge la première version plus intelligible. Il mentionne une autre possibilité intéressante, à savoir que la fin du verset est la seule relique d’un verset amputé, promettant la protection de difficultés, et qu’elle ne se rattache donc pas vraiment à ce qui la précède. De manière semblable, Hans-Joachim Kraus propose de couper après freiner et de traduire le reste du verset par On ne s’approchera pas de toi (Nicht soll man dir nahen !), ce qui fait écho à l’affirmation Mon œil est sur toi ! du verset 8. Je trouve cette solution assez ingénieuse, mais elle maltraite quelque peu le flux de la pensée du psalmiste.

Castellino a consacré tout un article au seul verset 9 du psaume. Il arrive à la traduction suivante : Ne sois pas comme le cheval et le mulet qui ne veulent rien savoir de mors et bride. Quand on l’approche pour lui mettre le frein, il rue. Toutefois, je me demande si cela ne traduit pas davantage les connaissances hippiques de l’auteur que notre verset.

Fichtre ! Le mystère du mulet reste entier, ou presque. Le message du paragraphe est néanmoins assez clair : Dieu veut que les siens suivent ses instructions de leur plein gré – et qu’ils confessent leur faute quand ils chutent. En faisant la tête de mule, ils invitent la souffrance.

jeudi 27 août 2009

Abraham ou la négociation périlleuse

Au chapitre 18 de la Genèse, nous trouvons un récit très connu, à savoir « l’intercession d’Abraham ». C’est essentiellement un dialogue entre Dieu et Abraham :

YHWH : Les cris contre Sodome et Gomorrhe sont si forts, leur péché si grave, que je vais descendre pour voir s’ils ont agi tout à fait selon les cris qui sont venus jusqu’à moi ; que cela soit ou non, je le saurai.

Abraham : Vas-tu vraiment supprimer le juste avec le méchant ? Peut-être y a-t-il cinquante justes au milieu de la ville : vas-tu vraiment supprimer ? Ne pardonneras-tu pas à ce lieu à cause des cinquante justes qui s’y trouvent ? Jamais tu ne ferais une chose pareille : mettre à mort le juste avec le méchant, de sorte qu’il en serait du juste comme du méchant, jamais ! Le juge de toute la terre n’agirait-il pas selon l’équité ?

YHWH : Si je trouve, à Sodome, cinquante justes au milieu de la ville, à cause d’eux je pardonnerai à ce lieu tout entier.

Abraham : J’ose te parler, Seigneur, alors que je ne suis que poussière et cendre ... peut-être, des cinquante justes, en manquera-t-il cinq : pour cinq, anéantiras-tu toute la ville ?

YHWH : Je ne l’anéantirai pas, si j’en trouve là quarante-cinq.

Abraham : Peut-être s’en trouvera-t- il là quarante.

YHWH : A cause de ces quarante-là, je ne ferai rien.

Abraham : Je t’en prie, Seigneur, ne te fâche pas si je parle encore. Peut-être s’en trouvera-t-il là trente.

YHWH : Je ne ferai rien si j’en trouve là trente.

Abraham : J’ose encore te parler, Seigneur ... peut-être s’en trouvera-t- il là vingt.

YHWH : A cause de ces vingt-là, je n’anéantirai pas.

Abraham : Je t’en prie, Seigneur, ne te fâche pas si je parle encore une fois : peut-être s’en trouvera-t-il dix.

YHWH : A cause de ces dix-là, je n’anéantirai pas.

Lorsqu’il eut achevé de parler à Abraham, YHWH s’en alla, et Abraham retourna chez lui.
(Gn 18.20-33)

Ayant lu pas mal de travaux sur le sujet, je reste quelque peu perplexe. Beaucoup d’auteurs présentent cette discussion entre Abraham et son Dieu comme un exemple d’intercession à imiter. D’autres tirent plutôt une critique du patriarche de ce texte. Qu’en est-il vraiment ?

Initialement, j’ai eu du mal à y voir un exemple d’intercession réussie, ne serait-ce que parce que Abraham ne semble pas obtenir ce qu’il demande. Quoique … Mais commençons peut-être par là : Que demande le patriarche ?

Vas-tu vraiment supprimer le juste avec le méchant ? Le problème que soulève Abraham, c’est que la punition de Dieu risque de frapper le juste comme le méchant. Le patriarche axe son intervention sur ce constat, et sur l’impossibilité que le juste juge qu’est Dieu puisse admettre cela.

Abraham est là sur la corde raide, car en demandant que Dieu gracie toute la ville à cause de cinquante, voire dix justes, il propose une autre forme d’injustice. Si Dieu est le juste juge, peut-il agir ainsi ? Mais Abraham connaît Dieu et sait que Dieu n’est pas détaché du bien et du mal. Dieu approuve le bien et haït le mal. Et il a une relation particulière avec le juste, qui lui renvoie quelque chose de son propre être. Il n’est donc pas aberrant de penser que la mort injustifiable du juste lui soit moins supportable que la survie injustifiable du méchant.

Il me semble qu’en définitive, deux lectures sont possibles. Ou bien on retient qu’Abraham lutte pour la vie de Sodome, et qu'il utilise la présence hypothétique de justes comme argument. La plupart des commentateurs choisissent cette option, sans même se poser la question. Ou bien Abraham n’est pas tellement intéressé par Sodome mais s’inquiète surtout du sort des justes. Le texte en soi favorise plutôt cette lecture, me semble-t-il.

Si Abraham demande la grâce de Sodome, il a raté son objectif. Sodome sera bel et bien détruite. Certains esprits chagrins chargent Abraham de ne pas être allé au bout de sa démarche en baissant le nombre à un seul juste, en quel cas la présence de Loth aurait peut-être suffi pour sauver sa ville. Je dois dire que je n’aime pas cette tendance de juger les personnages bibliques là où l’Ecriture ne le fait pas. En tout cas, le texte ne suggère rien de tel. Abraham sait, pour des raisons peu claires, que sa démarche est arrivée à son terme. … je parle encore une fois … dit-il avant d’avancer sa requête ultime. Et de toute façon, la fin du récit suggère que Dieu lui-même a mis un terme à leur entretien. Il n’y a pas là de quoi inculper Abraham.

Il n’en demeure pas moins que Sodome ne sera pas sauvée. Il ne s’est pas trouvé dix justes. Ce qui prouve d’ailleurs que les enfants en bas âge, entre autres, ne sont pas des justes au sens que Abraham et Dieu donnent au mot dans leur échange, car il devait y avoir un assez grand nombre dans la ville. Il y aurait là encore des questions intéressantes à traiter …

La destruction de Sodome est-elle un échec d’Abraham ? Oui, si sa prière cherchait à sauver la ville. Non, si sa prière cherchait à obtenir de Dieu que les justes aient la vie sauve. En effet, Dieu va faire le nécessaire pour que Loth et sa famille puissent échapper au cataclysme, d’une manière qu’Abraham n’avait même pas envisagée.

samedi 15 août 2009

La pomme dans la Bible

Dans un récent billet, je me suis penché sur le fruit consommé par Eve et par Adam malgré l’interdiction formelle de Dieu. Nous avons vu que, contrairement à l’imagerie populaire, les textes ne suggèrent pas qu’il s’agissait d’une pomme, et que bien d’autres fruits ont été proposés.

En travaillant sur cette question, je me suis penché sur les textes bibliques évoquant la pomme (תַּפּוּחַ ; cf. l’arabe تُفَّاح). A vrai dire, il n’y en a pas beaucoup et les rares textes se trouvent presque tous dans les « écrits » (כְּתוּבִים). Le NT ne mentionne jamais les pommes.

Il convient d’ailleurs de signaler une difficulté : on n’est pas certain de l’identification de תַּפּוּחַ. Il se peut que la pomme n’était pas encore connue en Israël aux temps bibliques et que le terme désigne un autre fruit. Plusieurs auteurs pensent que תַּפּוּחַ pourrait désigner le coing ou l’abricot. Il faut aussi savoir que le mot תַּפּוּחַ désigne à la fois le fruit et l’arbre qui le porte.

Le seul texte dans les prophètes mentionne justement le pommier, dans une énumération d’arbres en difficulté :

La vigne est épuisée,
le figuier dépérit ;
le grenadier, comme le palmier et le pommier (וְתַפּוּחַ),
tous les arbres des champs sont secs ...
La gaieté est tarie pour les humains. (Jl 1.12)

La pomme apparaît une fois dans les Proverbes :

Des pommes d’or sur des ciselures d’argent /
telle est une parole dite à propos. (Pr 25.11)

L’image ne coule pas de source pour un lecteur moderne. Elle semble se référer à une œuvre d’art, peut-être un bijou. Les ciselures d’argent sont belles en elles-mêmes, mais quand on ajoute des « pommes » d’or, l’ensemble est encore embelli. Une parole dite à propos a le même effet : elle augmente la valeur du discours. Delitzsch pense que l’image vise plutôt des oranges (« pommes d’or ») dans des récipients d’argent : selon cette interprétation, le proverbe exprime simplement le fait qu’une parole dite à propos suscite le même plaisir que le fait de contempler ces beaux fruits dans leur récipient exquis.

Mais c’est surtout dans le Cantique des cantiques qu’on parle de pommes.

Comme un pommier (כְתַפּוּחַ) parmi les arbres de la forêt,
tel est mon bien-aimé entre les jeunes gens.
A son ombre, j’ai désiré m’asseoir,
et son fruit est doux à mon palais.
[…] Soutenez-moi avec des gâteaux de raisins,
rafraîchissez-moi avec des pommes (בַּתַּפּוּחִים) ;
car je suis malade d’amour. (Ct 2.3,5)

Le pommier se distingue par la qualité de son ombre et par la douceur de ses fruits. Leur consommation est particulièrement rafraichissante. Un autre texte vante indirectement l’odeur des pommes :

J’ai dit : Je vais monter au palmier,
j’en saisirai les fruits !
Que tes seins soient comme des grappes de raisin,
la senteur de ton souffle comme celle des pommes (כַּתַּפּוּחִים) … (Ct 7.9)

La dernière citation dans le Cantique est aussi la plus énigmatique :

Qui est celle qui monte du désert,
appuyée sur son bien-aimé ?
Je t’ai éveillé sous le pommier (הַתַּפּוּחַ) ;
là même où ta mère t’a conçu,
là où t’a conçu celle qui t’a mis au monde. (Ct 8.5)

C’est un texte qui a beaucoup excité les commentateurs. Son interprétation est intimement liée à celle du livre dans son ensemble. Nous ne pouvons pas approfondir dans ce cadre, mais il est bien possible que l’ombre du pommier permettait des rendez-vous galants …

NB : Les lecteurs de certaines traductions bibliques auront l’impression que les textes d’Exode 25 et 37 parlent également de pommes. Ce terme traduit alors le mot כַּפְתּוֹר dont Reymond dit simplement qu’il s’agit du « nom d’une des décorations du chandelier à sept branches ». Le vieux dictionnaire de Sander et Trenel est un peu plus précis : « un ornement au chandelier dans le Temple en forme de pommes ou petites sphères ». J’ignore sur quelles bases s’appuie cette interprétation – peut-être des sources talmudiques ? En tout cas, en hébreu moderne, ce mot signifie « bourgeon » ou « bouton ».

PS : Un voyage à Belfast m’éloigne de ma bibliothèque. Ce blog prend donc quinze jours de vacances. Portez-vous bien.

mercredi 12 août 2009

Eve - la première pomme-pomme girl ?

YHWH Dieu donna cet ordre à l’homme : Tu pourras manger de tous les arbres du jardin ; mais tu ne mangeras pas de l’arbre de la connaissance de ce qui est bon ou mauvais, car le jour où tu en mangeras, tu mourras. (Gn 2.16s)

Qui ne connaît pas ces versets de la Genèse ? Malheureusement, on connaît aussi la suite :

La femme vit que l’arbre était bon pour la nourriture et plaisant pour la vue, qu’il était, cet arbre, désirable pour le discernement. Elle prit de son fruit (מִפִּרְיוֹ) et en mangea ; elle en donna aussi à son mari qui était avec elle, et il en mangea. (Gn 3.6)

On sait aussi que dans la conscience collective occidentale, le fruit (פְּרִי) s’est transformé en pomme, pour des raisons que j’ignore. La pomme est donc omniprésente dans l’iconographie, comme dans le tableau de Lucas Cranach ci-dessus. Récemment, en lisant l’Apocalypse grecque de Baruch, un pseudépigraphe qui pourrait dater du deuxième siècle de notre ère, j’ai trouvé un texte qui rompt le consensus pommier. Baruch est conduit par un ange à travers les différents cieux. Arrivé au troisième ciel, il pose une question à l’ange :

Et moi, je dis : « Je t’en prie, montre-moi l’arbre qui a égaré Adam. » Et l’ange dit : « C’est la vigne que l’ange Samaël a plantée – ce dont le Seigneur Dieu fut irrité – ; et il le maudit, lui et sa plante. Pour la même raison, il ne permit pas à Adam d’y toucher. C’est aussi la raison pour laquelle le diable, saisi de jalousie, le séduisit par sa vigne. » (IV.8 ; traduction de Jean Riaud)

Convaincu que les rabbins ont également réfléchi à notre problème fruitier, je me suis mis à la recherche et j’ai trouvé un texte qui confirme mon intuition. Il s’agit du Commentaire sur la Torah (Tseenah Ureenah) de Jacob Ben Isaac Achkenazi de Janov, un commentaire en yiddish du Pentateuque. On y lit :

Certains sages disent que l’arbre était un figuier dont ils arrachèrent les feuilles pour se cacher le sexe. En effet, dès qu’ils eurent mangé des fruits de l’arbre de la connaissance, leurs yeux s’ouvrirent et ils eurent honte d’aller nus. D’autres sages disent que l’arbre était une vigne. Eve pressa des grappes de raisin et elle donna du jus rouge à boire à Adam ; voilà pourquoi le commandement sur l’impureté fut ordonné, car, des femmes, coule du sang rouge. D’autres sages disent que c’était un cédrat ; d’où la coutume, chez les femmes, de prendre un cédrat, d’en arracher la tige le septième jour de la fête des Tabernacles, de rendre la charité qui sauve de la mort, et d’implorer Dieu qu’Il protège les enfants qu’elles portent. Si Eve n’avait pas mangé la pomme, chaque femme aurait pu enfanter facilement comme une poule pond un œuf, sans douleur. Dans certaines communautés, la femme enceinte récite la prière suivante lorsqu’elle arrache la tige du cédrat à la fin de la fête des Tabernacles : « Maître de l’univers, Eve a mangé la pomme et pourquoi nous, les femmes, devrions-nous endurer une douleur mortelle en donnant naissance à nos enfants ? Si je m'étais trouvée avec Eve, je n’aurais pas touché le fruit pour le déguster. Pendant sept jours, comme le prescrit le commandement, je n’ai pas arraché la tige du cédrat afin de ne pas le rendre impropre. Aujourd’hui, c’est le dernier jour de la fête des Tabernacles ; il n’est plus nécessaire de respecter ce précepte. Aussi vais-je casser la tige du fruit sans toutefois me hâter de le manger. Tu vois que je ne me réjouis pas en sectionnant cette tige, de même que je n’aurais pas pris plaisir à croquer la pomme que tu avais interdit de manger. (ad loc. ; traduction de Jean Baumgarten)

Gageons qu’avec de tels antécédents, le mythe de la pomme a de beaux jours devant lui.

mardi 11 août 2009

Baruch

Le prophète Jérémie est un personnage tellement attachant qu’il attire toute l’attention des lecteurs de son livre. Il y a cependant d’autres personnages intéressants qui apparaissent en filigrane. Je pense notamment à Baruch, fils de Nériya.

Baruch est un homme de bonne famille, car son frère Seraya est grand intendant du roi Sédécias (Jr 51.59).

Jérémie fait appel à Baruch pour qu’il écrive un rouleau de prophéties sous la dictée du prophète (Jr 36.4). Jérémie le charge ensuite d’aller au Temple et d’y réciter le contenu du rouleau (Jr 36.5). Baruch s’exécute (Jr 36.8ss). L’affaire parvient aux oreilles des conseillers du roi Joïaqim qui font venir Baruch et organisent une lecture privée (Jr 36.14ss). Les conseillers décident d’en faire part au roi, tout en demandant à Baruch qu’il se cache et que Jérémie fasse de même (Jr 36.19). Et c’est un bon conseil, car effectivement, suite à la lecture du rouleau, Joïaqim demande l’arrestation de Baruch et de Jérémie (Jr 36.19). Le roi ayant détruit le premier rouleau, Baruch écrira un nouveau rouleau sous la dictée de Jérémie (Jr 36.32)

Le scribe semble alors avoir connu un moment de découragement. Jérémie lui transmet une parole de Dieu qui nous est conservée :

Ainsi parle YHWH, le Dieu d'Israël, sur toi, Baruch : Tu dis : « Quel malheur pour moi ! YHWH ajoute le tourment à ma douleur; je me fatigue à force de gémir, et je ne trouve pas le repos ! » C'est ainsi que tu lui parleras : Ainsi parle YHWH : Je rase ce que j'ai bâti, je déracine ce que j'ai planté – tout ce pays. Et toi, tu rechercherais de grandes choses ? Ne les recherche pas ! Car je fais venir le malheur sur tous, – déclaration de YHWH – mais je te donnerai ta vie pour butin, dans tous les lieux où tu iras. (Jr 45.2-5)

Baruch apparaît encore à une époque plus tardive où Sédécias règne sur Juda. Lorsque Jérémie doit acheter le champ de son cousin Hanaméel, il remet le contrat à Baruch, qui se trouve dans la cour de la garde (Jr 32.12) et lui donne l’ordre de conserver le contrat (Jr 32.14). Malgré ses mésaventures sous Joïaqim, Baruch semble donc faire partie de l’administration royale sous Sédécias.

Après la prise de la ville de Jérusalem, Baruch et Jérémie sont emmenés de force en Egypte par Yohanân, fils de Qaréah et ses hommes. (Jr 43.3ss). C’est là que nous perdons leur trace.

Dans ses Antiquités juives, l’historien Josèphe dit de Baruch qu’il était un homme d’une famille très éminente et qu’il avait une maîtrise excellente de sa langue (10.1.9). Selon toute vraisemblance, il ne s’agit là que d’interpolations par rapport aux renseignements que l’Ecriture fournit sur Baruch.

Baruch a connu une carrière importante post mortem, comme en témoigne la littérature intertestamentaire. Sans doute sa collaboration intime avec Jérémie le faisait apparaître comme un détenteur de révélations particulières.

Les catholiques sont un peu plus familiers de Baruch que les protestants, car leur Bible contient le livre de Baruch (I Baruch) un pseudépigraphe datant probablement du deuxième siècle avant Jésus-Christ. Ce livre apporte assez peu d’éléments nouveaux par rapport aux textes canoniques, si ce n’est qu’il décrit un séjour de Baruch à Babylone (1.4), ce qui est peu vraisemblable, compte tenu du fait que Baruch a été emmené de force en Egypte. Baruch aurait été envoyé par les responsables de la communauté juive à Babylone pour ramener des objets de culte et organiser un minimum de culte (1.8), ce qui semble en contradiction avec les renseignements fournis par le livre d’Esdras (Esd 1.7-11). Baruch apparaît donc comme un Esdras avant l’heure. Quoi qu’il en soit, le séjour babylonien de Baruch et son lien avec les ustensiles du Temple ont massivement inspiré les auteurs ultérieurs.

L’Apocalypse grecque de Baruch (III Baruch), que Charles date au deuxième siècle après Jésus-Christ, est un bel exemple du genre littéraire apocalyptique. Ce bref récit raconte comment l’ange Phamaël conduit Baruch à travers cinq cieux et lui révèle un certain nombre de secrets. Nous apprenons quasiment rien de nouveau sur Baruch, si ce n’est qu’il prend du galon : il fait partie des rares élus ayant eu droit à un tour guidé des cieux.

L’Apocalypse syriaque de Baruch (II Baruch), que Charles pense écrit au premier siècle de notre ère, est un récit beaucoup plus élaboré. Baruch y apparaît comme un personnage important. Dieu lui parle directement (I.1) et lui transmet des ordres pour Jérémie (II.1). C’est lui qui doit ordonner à Jérémie de partir à Babylone (X.1ss). Baruch prophétise aussi, notamment contre Babylone (XI). Il est témoin oculaire (du moins en vision) de ce qu’un ange prend les objets sacrés du Temple et que la terre les engloutit (VI.7) Il ose parler d’une manière assez audacieuse à Dieu, un peu à la manière de Job (XIV.5). Sa théologie est clairement une théologie de mérites (XIV.12 ; LI.7). Baruch parle au peuple (XXI) – qui considère Jérémie comme son « compagnon » (XXXIII.1) – et envoie une lettre à Babylone (LXXVII.17s). Il apparaît alors clairement comme un nouveau Moïse (LXXVI.1-3 ; LXXXIV.5s). Son importance spirituelle se reflète aussi dans le fait qu’au lieu de mourir, Baruch connaît une assomption (LXXVI.2). Du secrétaire ponctuel de Jérémie au nouveau Moïse, que de chemin parcouru !

Dans les Paralipomènes de Jérémie, un écrit que l’on pense rédigé après l’an 70, Baruch a un rôle un peu plus modeste. Il appelle Jérémie « mon père » (II.1,4,7), ce qui suggère un lien de subordination. Dieu ordonne à Jérémie de laisser Baruch à Jérusalem quand le prophète part à Babylone [!] (III.12). Les deux hommes se chargent de confier les ustensiles du Temple à la terre (III.14). Resté seul à Jérusalem, Baruch prononce une lamentation (IV.6) puis il reçoit des explications par un ange (IV.11). Il recevra d’ailleurs le prédicat « conseiller de lumière » par un autre ange (VI.12). En effet, Baruch se révèle être un homme de liaison important : à l’aide d’un aigle doué de langage, il échange des messages avec Jérémie qui se trouve à Babylone. La fin du livre est assez étonnante : on assiste la reprise de sacrifices à Jérusalem. Jérémie y assiste et s’évanouit. Ayant repris ses esprits, il invite l’assistance à glorifier Dieu et Jésus-Christ (!). Ses auditeurs y voient une reprise du discours d’Esaïe et lapident Jérémie. Le prophète est enterré par Baruch et Ebed-Mélek, lui aussi connu des lecteurs du livre de Jérémie. (IX)

Pour terminer sur une note amusante, voici une trace de Baruch dans l’épître du Pseudo-Tite, un pseudépigraphe chrétien du IVe ou Ve siècle. Le choix de Baruch par Jérémie sert ici d’argument pour dire que les hommes n’ont pas à prendre des femmes à leur service :

Et que voulons-nous donc dire ? Si Elisée a servi Elie en sorte que sa sainteté soit conservée, et si l’enfant Guéhazi a aussi assisté Elisée, comme Baruch a assisté Jérémie pour nous transmettre son histoire, pourquoi donc aujourd’hui un être de sexe masculin – soit un homme – prendrait-il en feignant la pureté, une femme à son service ? S’il s’agit d’une parente proche, c’est permis, mais non dans le cas d’une étrangère ! Ainsi les fils de Noé, une fois passé le déluge, se cherchèrent des lieux pour y établir leurs cités, les nommant du nom de leurs femmes. C’est d’une façon semblable que se conduisent aussi ceux qui se sont unis avec une femme.

L’auteur aurait sans doute approuvé Bob Marley quand il chantait « No woman, no cry ».

samedi 1 août 2009

Petit bain de boue biblique

Dans un billet récent, je me suis intéressé aux potiers qui apparaissent dans l’Ecriture. Cette recherche m’a fait découvrir quelques détails intéressants concernant l’argile. En fait, ce mot traduit plusieurs mots de l'hébreu : (I) חמֶר (glaise, argile), (II) טִיט (boue, vase, argile), (III) מֶלֶט (sol argileux ?) et (IV) חֶרֶשׂ (argile, terre à potier), ainsi que (V) l’araméen חֲסַף.

Il y a naturellement un certain nombre de textes où l’argile est cité comme matériau de construction (Ex 1.14 (I) ; Na 3.14 (I, parallélisme avec II) ; Jr 43.9 (III) ; Dn 2 (V)).

Mais ailleurs, le mot argile prend un sens plus imagé.

Quand le contexte est celui de la poterie, on associe l’argile plutôt à de la boue (Es 41.25 ; I, parallélisme avec II) et la malléabilité de cette matière est soulignée (Es 64.7 (I) ; Jr 18.6 (I)). Nous avons déjà vu ces textes dans le billet consacré aux potiers.

Mais ce n’est pas tout. Ceux qui associent l’argile d’office avec de la poterie seront étonnés du grand nombre de textes qui établissent un parallélisme avec la poussière.

Cela se trouve par exemple chez Job :

Souviens-toi, je t’en prie, que tu m’as fait comme avec de l’argile (I);
voudrais-tu me faire retourner à la poussière (עָפָר) ? (Jb 10.9 ; cf. Jb 4.19)

L’argile est ici identifié au matériau dont Dieu a tiré l’homme (voir aussi Jb 33.6). Or dans la Genèse il n’est pas question d’argile.

YHWH Dieu façonna l’homme de la poussière (עָפָר) de la terre (אֲדָמָה) ; il insuffla dans ses narines un souffle de vie, et l’homme devint un être vivant. (Gn 2.7)

Si on se base sur le texte de Job, la poussière de la Genèse, c’est de l’argile ! Je suis particulièrement content de cette trouvaille, car elle semble établir un lien avec les cosmogonies du Proche-Orient ancien, où les dieux forment l’homme à partir d’argile.

Et cette association n’est pas isolée :

S’il amasse l’argent comme la poussière (עָפָר),
s’il entasse les vêtements comme de l’argile (I), … (Jb 27.16)

Et encore :

Ma force se dessèche comme l’argile (IV),
et ma langue s’attache à mon palais ;
tu me réduis à la poussière (עָפָר) de la mort. (Ps 22.16)

En effet, l’argile à l’état naturel est une matière poussiéreuse, ce qui pourrait justifier l’association.

D’ailleurs, on trouve chez Job un autre parallélisme qui me semble proche : l’argile est assimilé à une substance du nom de אֵפֶר, mot qui se traduit généralement par « poussière » ou « cendre ».

Ce que vous rappelez, ce sont des maximes de cendre (אֵפֶר).
Vos protections ne sont que des protections d’argile (I). (Jb 13.12)

Quand on lit certaines traductions françaises, on pourrait penser que le lien avec la poussière existe aussi chez Daniel, notamment au chapitre 2, consacré à la statue du rêve de Nabuchodonosor :

Tu regardais, lorsqu’une pierre se détacha sans l’action d’aucune main, frappa les pieds de fer et d’argile (V) de la statue et les réduisit en poussière. Alors le fer, l’argile, le bronze, l’argent et l’or furent pulvérisés ensemble .... (Dn 2.34s)

Mais le texte araméen ne contient aucune référence à de la poussière. C’est le traducteur qui a jugé bon de traduire la racine דקק (« écraser », « broyer ») par « réduire en poussière ».

Dans ce contexte, l’argile représente plutôt la fragilité de la terre cuite, et c’est une notion qui réapparaît dans l’Apocalypse :

Avec un sceptre de fer il les fera paître – comme on brise les vases d’argile (τὰ κεραμικὰ) … (Ap 2.27)

En résumé, on peut dire que le petit mot « argile » (ou plutôt les différents termes qui sont traduits ainsi) véhicule un certain nombre de significations : outre le matériau en tant que tel, il représente la poussière, parfois avec une référence explicite à l’acte créateur de Dieu, mais aussi la boue que travaille le potier et le produit (fragile) de son travail.