jeudi 27 août 2009

Abraham ou la négociation périlleuse

Au chapitre 18 de la Genèse, nous trouvons un récit très connu, à savoir « l’intercession d’Abraham ». C’est essentiellement un dialogue entre Dieu et Abraham :

YHWH : Les cris contre Sodome et Gomorrhe sont si forts, leur péché si grave, que je vais descendre pour voir s’ils ont agi tout à fait selon les cris qui sont venus jusqu’à moi ; que cela soit ou non, je le saurai.

Abraham : Vas-tu vraiment supprimer le juste avec le méchant ? Peut-être y a-t-il cinquante justes au milieu de la ville : vas-tu vraiment supprimer ? Ne pardonneras-tu pas à ce lieu à cause des cinquante justes qui s’y trouvent ? Jamais tu ne ferais une chose pareille : mettre à mort le juste avec le méchant, de sorte qu’il en serait du juste comme du méchant, jamais ! Le juge de toute la terre n’agirait-il pas selon l’équité ?

YHWH : Si je trouve, à Sodome, cinquante justes au milieu de la ville, à cause d’eux je pardonnerai à ce lieu tout entier.

Abraham : J’ose te parler, Seigneur, alors que je ne suis que poussière et cendre ... peut-être, des cinquante justes, en manquera-t-il cinq : pour cinq, anéantiras-tu toute la ville ?

YHWH : Je ne l’anéantirai pas, si j’en trouve là quarante-cinq.

Abraham : Peut-être s’en trouvera-t- il là quarante.

YHWH : A cause de ces quarante-là, je ne ferai rien.

Abraham : Je t’en prie, Seigneur, ne te fâche pas si je parle encore. Peut-être s’en trouvera-t-il là trente.

YHWH : Je ne ferai rien si j’en trouve là trente.

Abraham : J’ose encore te parler, Seigneur ... peut-être s’en trouvera-t- il là vingt.

YHWH : A cause de ces vingt-là, je n’anéantirai pas.

Abraham : Je t’en prie, Seigneur, ne te fâche pas si je parle encore une fois : peut-être s’en trouvera-t-il dix.

YHWH : A cause de ces dix-là, je n’anéantirai pas.

Lorsqu’il eut achevé de parler à Abraham, YHWH s’en alla, et Abraham retourna chez lui.
(Gn 18.20-33)

Ayant lu pas mal de travaux sur le sujet, je reste quelque peu perplexe. Beaucoup d’auteurs présentent cette discussion entre Abraham et son Dieu comme un exemple d’intercession à imiter. D’autres tirent plutôt une critique du patriarche de ce texte. Qu’en est-il vraiment ?

Initialement, j’ai eu du mal à y voir un exemple d’intercession réussie, ne serait-ce que parce que Abraham ne semble pas obtenir ce qu’il demande. Quoique … Mais commençons peut-être par là : Que demande le patriarche ?

Vas-tu vraiment supprimer le juste avec le méchant ? Le problème que soulève Abraham, c’est que la punition de Dieu risque de frapper le juste comme le méchant. Le patriarche axe son intervention sur ce constat, et sur l’impossibilité que le juste juge qu’est Dieu puisse admettre cela.

Abraham est là sur la corde raide, car en demandant que Dieu gracie toute la ville à cause de cinquante, voire dix justes, il propose une autre forme d’injustice. Si Dieu est le juste juge, peut-il agir ainsi ? Mais Abraham connaît Dieu et sait que Dieu n’est pas détaché du bien et du mal. Dieu approuve le bien et haït le mal. Et il a une relation particulière avec le juste, qui lui renvoie quelque chose de son propre être. Il n’est donc pas aberrant de penser que la mort injustifiable du juste lui soit moins supportable que la survie injustifiable du méchant.

Il me semble qu’en définitive, deux lectures sont possibles. Ou bien on retient qu’Abraham lutte pour la vie de Sodome, et qu'il utilise la présence hypothétique de justes comme argument. La plupart des commentateurs choisissent cette option, sans même se poser la question. Ou bien Abraham n’est pas tellement intéressé par Sodome mais s’inquiète surtout du sort des justes. Le texte en soi favorise plutôt cette lecture, me semble-t-il.

Si Abraham demande la grâce de Sodome, il a raté son objectif. Sodome sera bel et bien détruite. Certains esprits chagrins chargent Abraham de ne pas être allé au bout de sa démarche en baissant le nombre à un seul juste, en quel cas la présence de Loth aurait peut-être suffi pour sauver sa ville. Je dois dire que je n’aime pas cette tendance de juger les personnages bibliques là où l’Ecriture ne le fait pas. En tout cas, le texte ne suggère rien de tel. Abraham sait, pour des raisons peu claires, que sa démarche est arrivée à son terme. … je parle encore une fois … dit-il avant d’avancer sa requête ultime. Et de toute façon, la fin du récit suggère que Dieu lui-même a mis un terme à leur entretien. Il n’y a pas là de quoi inculper Abraham.

Il n’en demeure pas moins que Sodome ne sera pas sauvée. Il ne s’est pas trouvé dix justes. Ce qui prouve d’ailleurs que les enfants en bas âge, entre autres, ne sont pas des justes au sens que Abraham et Dieu donnent au mot dans leur échange, car il devait y avoir un assez grand nombre dans la ville. Il y aurait là encore des questions intéressantes à traiter …

La destruction de Sodome est-elle un échec d’Abraham ? Oui, si sa prière cherchait à sauver la ville. Non, si sa prière cherchait à obtenir de Dieu que les justes aient la vie sauve. En effet, Dieu va faire le nécessaire pour que Loth et sa famille puissent échapper au cataclysme, d’une manière qu’Abraham n’avait même pas envisagée.

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