jeudi 19 mars 2009

Un temps ... pour être cruel

Il est assez rare de voir un chef de gouvernement citer expressément la Bible. L’un des derniers à s’être aventuré sur ce terrain, à ma connaissance, c’était Yizhak Rabin, premier ministre d’Israël, lors d’une rencontre historique avec Yassir Arafat, le 13 septembre 1993, à Washington, lors de la signature de la Israeli-Palestinian Declaration of Principles. Voici le début de son discours :


President of the United States, Ladies and Gentlemen,
Our inner strength, our high moral values, have been derived for thousands of years from the Book of Books, in one of which, Koheleth, we read:
To every thing there is a season, and a time to every purpose under heaven:
A time to be born, and a time to die;
A time to kill, and a time to heal;
A time to weep and a time to laugh;
A time to love, and a time to hate;
A time of war, and a time of peace.
Ladies and Gentlemen, the time for peace has come. […] »

Rabin cite le texte qui est sans doute le plus connu du livre de Qohélét (ou Ecclésiaste), en dehors du refrain : « Vanité, vanité, tout est vanité ! », le « poème sur le temps » qui se trouve au début du chapitre 3. Le voici dans son intégralité :

1 Il y a un moment pour tout, un temps pour chaque chose sous le ciel :
2 un temps pour mettre au monde et un temps pour mourir ;
un temps pour planter et un temps pour arracher ce qui a été planté ;
3 un temps pour tuer et un temps pour guérir ;
un temps pour démolir et un temps pour bâtir ;
4 un temps pour pleurer et un temps pour rire ;
un temps pour se lamenter et un temps pour danser ;
5 un temps pour jeter des pierres et un temps pour ramasser des pierres ;
un temps pour étreindre et un temps pour s’éloigner de l’étreinte ;
6 un temps pour chercher et un temps pour perdre ;
un temps pour garder et un temps pour jeter ;
7 un temps pour déchirer et un temps pour coudre ;
un temps pour se taire et un temps pour parler ;
8 un temps pour aimer et un temps pour détester ;
un temps de guerre et un temps de paix.
9 Quel avantage le travailleur retire-t-il de son travail ?

Il me semble que c’est aussi l’un des textes les plus mal compris du livre de Qohélet. On le tire souvent de son contexte, et on lui fait dire « Il y a un temps pour tout », au sens de : un temps opportun. « Si tu veux réussir ton action, il suffit d’attendre le bon moment ». Yitzhak Rabin semble assez proche de cette lecture aussi.

Quand on lit le livre de Qohélet dans son ensemble, on se rend compte que cette interprétation ne va pas avec le reste de l’enseignement du sage. Justement, il se méfie de ces « sagesses » passe-partout et des certitudes qu’elles dégagent. La vie est compliquée. Le sage peut échouer, et le méchant triompher, sous le soleil.

Je crois qu’une lecture plus respectueuse de l’ensemble du livre doit prendre en compte le verset 9 sur lequel le poème débouche. Quel avantage le travailleur retire-t-il de son travail ? Nous sommes encore dans le registre de la vanité qui obsède l’auteur. Tout est vanité, buée, rien ne dure, il n’y a rien de solide sur quoi construire sa vie, sous le soleil. Et une des raisons de ce constat, c’est l’action de forces antagonistes dans l’Univers.

Il me semble que la bonne façon de lire le passage, c’est de voir que Qohélet nous montre tout ce qu’il y a dans la vie. L’expérience humaine est marquée par l’enfantement et la mort, par la joie et la haine, la construction et la démolition, et le tout dans le désordre. Nous sommes immergés dans un monde façonné par des forces antagonistes, qui nous font pencher tantôt d’un côté, tantôt de l’autre. Et du coup, rien ne subsiste, rien ne résiste à ce va-et-vient incessant. Vous construisez, eh bien viendra le moment où votre construction sera démolie. Vous faites la guerre, eh bien viendra un moment de paix. Vous mettez des enfants au monde, eh bien, un jour ils mourront. Rien ne résiste, rien ne persiste dans ce jeux des forces qui s’opposent sans vraiment s’imposer dans la durée. Le rocher le plus dur dans le désert se fissure après mille cycles de chaud et de froid. Le va-et-vient inlassable des vagues moud les cailloux les plus résistants au bord de la mer. Rien ne persiste, tout est … vanité, futilité.

Y compris les moments où l'on se dit : The time for peace has come.

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